Les dauphins mutilés par des bateaux de pêche

Publié le par Jean-Louis Schmitt

Face à « l’omerta » qui entoure les captures de dauphins, Sea Shepherd France mène des opérations de surveillance des bateaux de pêche. Reporterre a pu suivre l’un des équipages de l’ONG, dans le golfe de Gascogne.

Où que l’on pose son regard, la mer est là, noire et profonde. Il est 4 heures du matin. Voilà déjà deux heures que l’équipage du Clémentine fait route vers le large, cahoté par les vagues et les rafales glacées. Au milieu de l’obscurité point soudain une lumière tremblotante : un bateau de pêche de 12 mètres, nimbé des éclats orange de son gyrophare. Cap sur lui. Le capitaine du jour lance un appel radio : « Bonjour, nous sommes de l’ONG Sea Shepherd et nous allons observer la remontée de vos filets. Nous restons à distance pour vous laisser manœuvrer. Bon quart ! »

L’association a lancé, début février, sa neuvième édition de l’opération « Dolphin Bycatch », qui vise à documenter les captures de dauphins par des engins de pêche dans le golfe de Gascogne. Celles-ci sont souvent accidentelles, les dauphins se retrouvant malgré eux dans les filets. « Il y a une omerta incroyable sur ce sujet, explique Damien, l’un des coordinateurs de l’opération, qui fait également partie des pilotes du Clémentine. Ce qui se passe en mer reste en mer. Personne ne regarde, sauf nous. »

Cramponné à la barre du hors-bord, le marin à la longue barbe blonde parvient, entre deux creux de vague, à se rappeler des chiffres. Depuis le 1er décembre 2022, 370 dauphins ont été retrouvés échoués sur les plages de la côte Atlantique. 80 % d’entre eux portaient des marques indiquant qu’ils avaient été pris dans des filets de pêche. Un « record », selon Damien, qui pourrait n’être que la partie émergée de l’iceberg. La majorité des cadavres finissent en effet au fond de l’océan, parfois après avoir été éventrés pour faciliter leur disparition. « En moyenne, on considère que pour un animal échoué, il y a 6 à 10 morts en mer », signale Hélène Peltier, chercheuse au sein de l’observatoire Pelagis, jointe par Reporterre. Les scientifiques estiment qu’entre 5 000 et 10 000 dauphins meurent chaque année après avoir été capturés par des bateaux de pêche.

L’équipage du « Clémentine » vogue vers un bateau pour observer les filets de pêche, le 11 février 2023. Photo : Hortense Chauvin/Reporterre

Les bénévoles de Sea Shepherd France prévoient de rester sur l’eau tout l’hiver, une saison à risque : « Les dauphins sont plus près des côtes, sûrement parce qu’ils suivent les anchois, les sardines et les maquereaux, explique Hélène Peltier. C’est aussi une période durant laquelle il y a des pratiques de pêche qui ciblent des poissons qui mangent la même chose qu’eux. On trouve donc plus de dauphins dans des zones où il y a plus d’engins de pêche impactants. »

Les filets et les chaluts pélagiques —sortes de grandes chaussettes en maille tractées par un ou plusieurs bateaux— s’avèrent particulièrement dangereux. Lorsqu’ils y sont pris, les dauphins paniquent, incapables de s’enfuir ou de remonter à la surface pour respirer. Ils meurent d’asphyxie ou d’arrêt cardiaque.

Entre 5 000 et 10 000 dauphins meurent chaque année après avoir été capturés par des bateaux de pêche. Photo : Sea Shepherd

« Montrer la réalité des choses »

« On ne peut plus parler de captures accidentelles, s’agace Damien, emmitouflé dans une épaisse combinaison étanche. C’est tellement répétitif que c’est devenu systémique. » En traquant les fileyeurs et chalutiers pélagiques à travers le golfe, le jeune homme espère montrer aux pouvoirs publics l’ampleur de ce problème, qui pourrait mettre en péril la survie de l’espèce.

Le navire de pêche ciblé par le Clémentine se trouve désormais à une cinquantaine de mètres. Les bénévoles extirpent leur matériel de sacs étanches : un drone, un appareil photo et une caméra, protégée par une housse en plastique des gerbes d’eau qui aspergent régulièrement l’équipage. « Il faut que l’on montre la réalité des choses, estime Frank, le photographe. C’est le rôle des lanceurs d’alerte. »

Sur le bateau de Sea Shepherd, l’équipe du jour se compose de Léo (à g.), Yann, Damien et Frank. Photo : Hortense Chauvin/Reporterre

L’atmosphère se fait soudain plus sérieuse. Exit les blagues bon enfant qui égayaient jusqu’alors la nuit glaciale. Une fois le bateau de pêche en ligne de mire, chacun se met à son poste. Le visage à moitié englouti par son bonnet en laine, Yann, le copilote, zigzague entre les vagues. Allongés sur les boudins du semi-rigide, caméras au poing, Frank et Léo scrutent la remontée du filet, tandis que Damien braque un projecteur sur les mailles en plastique rose remontant des profondeurs.

La patience est de mise. Trois heures passent avant que le fileyeur n’achève de remonter son filet, long de 6 kilomètres. Trois heures à se faire tremper par les embruns, ballotter par des flots capricieux sous une pincée d’étoiles, par des températures frôlant 0  C. Les yeux épuisés se ferment, de temps à autre, pour quelques microsecondes de répit. « C’est l’une de nos missions les plus éprouvantes, admet Damien en frottant ses mains gantées l’une contre l’autre. Quand t’es au milieu de rien, qu’il fait archifroid, tu te dis que tu serais mieux à boire du vin chaud avec ta copine au coin d’un feu. Mais si on ne le fait pas, qui s’occupera des dauphins ? »

Frank : « Il faut que l’on montre la réalité des choses. C’est le rôle des lanceurs d’alerte. »Photo : Hortense Chauvin/Reporterre

Aucun cétacé n’est finalement aperçu dans les filets de ce navire de pêche. Aux premiers rayons du soleil, l’équipage décide de faire route vers l’Île d’Yeu, où se trouve un autre fileyeur. La traque reprend pour trois nouvelles heures. À nouveau, seules des étoiles de mer, quelques soles et une poignée d’araignées sont identifiées dans ses filets.

Toutes les expéditions ne sont pas aussi paisibles. Au cours des sept sorties précédentes, les bénévoles de Sea Shepherd France ont déjà observé dix dauphins entortillés, inertes, dans les mailles de filets de pêche. En une nuit, au début du mois, Léo a filmé quatre dauphins tués par un chalut pélagique. « C’est assez traumatisant, confie-t-il. De temps en temps, il y en a qui viennent nager autour du bateau, ils sont pleins de vie. Les voir en sang après, c’est difficile. » « C’est assez violent, admet Yann. On s’y prépare psychologiquement, mais ça fait toujours quelque chose. »

Au cours des sept sorties précédentes, les bénévoles de Sea Shepherd ont déjà observé dix dauphins inertes. Photo : Sea Shepherd

« Veut-on que les dauphins disparaissent de nos eaux ? »

Afin d’accroître la transparence du secteur, et mieux estimer l’ampleur des captures de dauphins, Sea Shepherd France milite pour l’installation de caméras à bord des navires de pêche. Et pour stopper l’hémorragie, l’association requiert l’interdiction immédiate des engins de pêche non sélectifs —filets et chaluts pélagiques— quatre mois par an, dans les zones les plus à risque. « Il faut permettre à l’océan de rester tranquille », pense Damien. Sans cela, le trentenaire craint que la population de dauphins ne décline de manière dramatique. « C’est une espèce clé de voûte. Si elle disparaît, tout s’effondre. »

Ces recommandations sont loin d’être bien accueillies par les premiers concernés. Outre des regards noirs, il arrive que des pêcheurs jettent des poissons ou des araignées de mer sur l’équipage du Clémentine, raconte Damien. Le 18 février, des membres de l’association ont découvert en mer un dauphin mutilé, dans la chair duquel avait été inscrit « Sea Shepherd PD ».

Sur les cales du port de pêche des Sables-d’Olonne, les actions menées par l’association suscitent agacement et inquiétude. « Ils sont trop extrémistes. On a tous des crédits à payer, il faut bien qu’on vive », insiste un pêcheur à la doudoune décolorée par le sel. Le golfe de Gascogne compte environ 400 fileyeurs. « Les gars n’en dorment plus la nuit, poursuit-il d’un air soucieux. Un de mes amis a dû changer ses enfants d’école parce que des gens avaient retrouvé le nom de son bateau sur Internet. Ils les ont lynchés. »

Les bénévoles de Sea Shepherd prévoient de rester sur l’eau tout l’hiver. Photo : Hortense Chauvin/Reporterre

Aucun pêcheur ne souhaite attraper de dauphins, assure-t-il : « Ça déchire les filets. » Le secteur espère limiter leurs prises grâce à l’utilisation de « pingers », des répulsifs acoustiques censés les éloigner. « D’expérience, ça ne suffit pas, tempère Hélène Peltier, de l’observatoire Pelagis. Sur les chaluts pélagiques, des tests montrent qu’ils pourraient avoir un effet, parce que l’on peut couvrir leur entrée avec seulement deux pingers. Mais les filets peuvent faire 50 kilomètres de long. Il faudrait en mettre tous les 400 mètres, les charger, les récupérer… Il y a un problème de faisabilité. »

Leur généralisation pourrait également augmenter le fléau de la pollution sonore. « Des captures accidentelles, il y en a partout dans le monde, synthétise la chercheuse. Et il n’y a pas un endroit où le problème s’est réglé avec des solutions technologiques de ce type. »

À court terme, la fermeture temporaire de certaines zones de pêche aux engins non sélectifs est la seule mesure recommandée par les scientifiques pour éviter l’hécatombe, insiste-t-elle. Reste à déterminer comment la mettre en place de manière acceptable pour les pêcheurs. Le temps presse. « Est-ce que l’on veut vraiment arriver au stade où les dauphins disparaissent de nos eaux ? Ce serait un constat d’échec terrible », estime Hélène Peltier. Malgré le froid, la houle et la fatigue, les bénévoles de Sea Shepherd France restent déterminés à éviter cela. À peine revenus à quai, après douze heures de mer, tous songent déjà au prochain départ.

Hortense Chauvin/Reporterre (21 février 2023)

 

 

 

 

 

 

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Commenter cet article
M
Il est a craindre que cela s'arrêtera avec la disparition de la ressource , des dauphins et des ... pêcheurs Puisqu'on refuse même un arrêt de la pêche de quelques semaines par en (qui en plus ménagerait la ressource) pendant la période de risque maximale pour les dauphins.<br /> Comme les dauphins ne votent pas les politiques ne feront rien pour eux.
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Z
Cela me déchire le coeur !
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B
C'est plus que désolant...<br /> Pauvres dauphins... <br /> Cela me bouleverse...
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J
Les moyens de pêche sont de plus en plus agressifs pour une ressource toujours plus malmenée et avec l’impression que rien est vraiment fait au niveau international pour préserver non seulement cette ressource mais également des animaux comme les dauphins qui rappelons le, sont chez eux et aussi consommateurs de poissons. Il me semble bien qu’il faudrait au minimum créer des réserves sur toute la planète.
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