Quand George Sand défendait Fontainebleau

Publié le par Jean-Louis Schmitt

Aujourd'hui, les activistes aspergent des tableaux de soupe pour faire passer un message. Il y a 150 ans, des artistes-peintres arrachaient des pieds de pins pour protéger la forêt de Fontainebleau… et s'adonnaient à la désobéissance civile avant même que le concept n'existe.

Un arbre dans la forêt de Fontainebleau, peint par Théodore Rousseau (1840). Peinture : Théodore Rousseau

Mais qui sont-ils, pour s’en prendre à l’art au nom de l’environnement ? Ces dernières semaines, plusieurs actions de militants écologistes dans des musées ont choqué l’opinion, qui ne voit pas le lien entre protection de l’environnement et préservation de l’art. Les activistes, eux, revendiquent la désobéissance civile pour attirer l’attention sur l’urgence d’agir sur le climat. Étonnamment, en France, désobéissance civile, art et environnement portaient pourtant déjà un lien bien étroit avant les années 2020.

“Les protestations des peintres de l'école de Barbizon au XIXe siècle sont un des premiers mouvements écologiques, retrace Dominique Bourg, philosophe et co-auteur de Désobéir pour la Terre. Défense de l’état de nécessité (PUF, 2021). On va interdire les coupes dans certaines parties de la forêt de Fontainebleau pour permettre aux artistes de garder leurs paysages. C’est une des premières mesures de protection de la nature, et une anticipation de la désobéissance civile, même si on ne le qualifiait pas de la sorte à l’époque.”

Avant Thoreau, Fontainebleau

Si la désobéissance civile est théorisée aux États-Unis en 1849 par Henry David Thoreau, en France les premières actions qui relèvent de ce concept prennent donc place 10 ans plus tôt, dans la forêt de Fontainebleau. Au début du XIXe siècle, la forêt de Fontainebleau est une forêt ancienne, peuplée de chênes pluri centenaires, dans laquelle les artistes se rendent pour peindre les paysages sylvestres, la nature sauvage, loin de l’urbanisation étouffante de Paris. Dans le village de Barbizon, à une cinquantaine de kilomètres de Paris, ils s’installent et se retrouvent ainsi pour esquisser les “vieux chênes tout bancroches, et des rochers qui font la chaîne”. À Barbizon, on comptera jusqu’à 120 peintres pour 80 paysans ! Ces peintres, qui préfigurent la naissance de l'impressionnisme, sont surnommés les “Bizons”.

Las, la révolution industrielle prend son essor, et avec elle le besoin en bois s’intensifie. La toute jeune École nationale des eaux et forêts de Nancy, fondée en 1824, préconise de couper les arbres centenaires pour rénover les futaies, et de substituer aux landes des forêts de pins, plus rentables. “En seize ans (de 1831 à 1847), l’administration forestière reboisa 6 200 hectares, dont 5 408 en résineux et 792 en feuillus. D’autres hectares d’essences autochtones sont abattus sans pitié ; “sans valeur”. Les landes magnifiques menacées de disparaître, jugées inutiles”, raconte Patrick Scheyder dans son ouvrage ‘’Des arbres à défendre, George Sand et Théodore Rousseau en lutte pour la forêt de Fontainebleau’’ (Editions Le Pommier).

La forêt de Fontainebleau doit sa survie à un groupe de peintre : les Bizons. Photo : Getty - David Briard

"Pain pour pin", la révolte des Bizons

Devant les arbres abattus, les Bizons, menés par le peintre Théodore Rousseau, se révoltent. Rousseau organise un véritable lobbying médiatique : le premier article, publié dans la revue L’Artiste en 1839, dénonce d’emblée “une œuvre non interrompue de destructions”. Surtout, la résistance s’organise : la nuit, les Bizons se rendent en forêt pour arracher les pieds de pins à peine plantés. Bien avant les faucheurs de maïs, les peintres pré-impressionnistes accomplissent les premiers actes de désobéissance civile. À Barbizon, l’auberge du père Ganne, où se réunissent les artistes révoltés, écope d’une maxime : “Pain pour pin”. Pour dîner, il faut apporter deux jeunes pins arrachés aux plantations. Les peintres de Fontainebleau ont 150 ans d’avance sur les faucheurs volontaires d'OGM.

Dès 1839, Louis-Philippe 1er interdira l'abattage de vieux chênes à la sortie de Barbizon. Mais ailleurs, les coupes continuent et avec elles le combat des peintres, qui gagnent progressivement en notoriété. À force de lobbying et de sollicitations (Théodore Rousseau s’adresse au demi-frère de Napoléon Ier), les Bizons obtiennent gain de cause : en 1861, un décret impérial protège une partie du bois (624 hectares, qui seront étendus par la suite), des sites “à destination artistique” sont “soustraits à tout aménagement”. Fontainebleau devient ainsi le premier parc naturel au monde, bien avant celui de Yellowstone, aux États-Unis (1872).

George Sand, activiste écologiste avant l’heure

En 1872, au sortir de la guerre franco-prussienne, les finances viennent à nouveau à manquer, et l’Etat se tourne, une fois de plus, vers les forêts : les coupes reprennent. Théodore Rousseau est mort, et ce sont deux grandes figures qui vont reprendre son combat. Victor Hugo, d’abord, qui écrit qu’un “arbre est un édifice, une forêt est une cité, et entre toutes les forêts, la forêt de Fontainebleau est un monument. Ce que les siècles ont construit, les hommes ne doivent pas le détruire” ; et plus encore George Sand, qui rédige un plaidoyer de 12 pages publié dans Le Temps, dans lequel elle tient un discours écologiste bien avant l’heure : “Le dépecer [ce monument naturel qu’est la forêt], le vendre, c’est l’anéantir, et je n’hésite pas à jurer que c’est là un sacrilège, écrit-elle. L’Etat qui représente l’ordre et la conservation détruit ou menace les grandes œuvres du temps et de la nature.”

Sand dénonce un “vandalisme”, “honteux” et “stupide”, “commis de sang-froid et après délibération” : ”la planète est encore assez vaste et assez riche pour le nombre de ses habitants ; mais il y a un grand péril en la demeure, c’est que les appétits de l’homme sont devenus des besoins impérieux que rien n’enchaîne, et que si ces besoins ne s’imposent pas, dans un temps donné, une certaine limite, il n’y aura plus de proportion entre la demande de l’homme et la production de la planète. [...] Si on n’y prend garde, l’arbre disparaîtra et la fin de la planète viendra par dessèchement, sans cataclysme nécessaire, par la faute de l’homme", alerte-t-elle, dans ce texte aux allures prémonitoires.

Le Comité artistique de protection de la forêt de Fontainebleau, au rang desquels on compte Victor Hugo et George Sand mais aussi Claude Monet (dont l’un des tableaux a récemment été aspergé de purée par des militants écologistes au nom de la préservation de l’environnement), finira par être entendu : étape par étape, décret par décret, la forêt de Fontainebleau sera de mieux en mieux protégée. En 1882, une commission se fait l’écho des forestiers et reconnaît ainsi que, “face aux protestations”, il est vain “de lutter sur ce point contre l’opinion”. Les mouvements de contestation, désobéissance civile inclue, ont porté leurs fruits.

Les rochers aux formes insolites qui jalonnent l’immense forêt et font le délice des amateurs d’escalade recèlent des secrets, attirant un tourisme de niche à moins de cent kilomètres de Paris. Photo : David Briard

De l’autre côté de l’Atlantique, la désobéissance civile naît

À Fontainebleau ont ainsi préexisté deux concepts : l’écologie, alors que le terme n’est apparu qu’en 1866 sous la plume du biologiste allemand Ernst Haeckel, et la désobéissance civile, qui est définie en 1849 cette fois par le naturaliste américain et philosophe Henry David Thoreau.

Si ce dernier est considéré aujourd’hui comme un des grands penseurs de l’écologie, il dessine les contours du concept, paradoxalement, à propos d’un tout autre sujet : après avoir refusé catégoriquement de payer les impôts qui permettent aux Etats-Unis de financer leur guerre au Mexique, il est contraint à passer une nuit en prison.

C’est ainsi qu’en 1849, il écrit dans son essai de philosophie politique, Résister au gouvernement civil, la nécessité de s’opposer à un pouvoir jugé illégitime. “Sous un gouvernement qui emprisonne injustement, la place de l'homme juste est aussi en prison”, affirme-t-il dans son pamphlet. Paradoxalement, l’expression “désobéissance civile” n’apparaît pas dans le texte de Thoreau. Ce n’est qu’en 1866, lorsque l’éditeur d’Henry David Thoreau, republie l’essai à titre posthume, que ce dernier prend le nom de La Désobéissance civile, consacrant ainsi la formulation.

Ni dissidence, ni révolte, la désobéissance civile consiste ainsi en un refus de coopérer avec un pouvoir jugé illégitime. Elle place le militant en marge de la loi, sans que ce dernier ne refuse pour autant toute la loi, ou ne remette totalement en question la légitimité d’un gouvernement. Le philosophe américain John Rawls définit la désobéissance civile, dans sa Théorie de la justice (1971), “comme un acte public, non violent, décidé en conscience, mais politique, contraire à la loi et accompli le plus souvent pour amener un changement dans la loi ou bien dans la politique du gouvernement. En agissant ainsi, on s'adresse au sens de la justice de la majorité de la communauté et on déclare que, selon une opinion mûrement réfléchie, les principes de coopération sociale entre des êtres libres et égaux ne sont pas actuellement respectés."

De Thoreau à Gandhi

Après Thoreau, la désobéissance civile va peu à peu devenir un mode de protestation établi. L’exemple le plus probant, et certainement le plus renommé au monde, reste celui de Gandhi, devenu l’emblème de l’efficacité de la non-violence (sa date d’anniversaire, le 2 octobre, est d’ailleurs la Journée internationale de la non-violence). Au début du XXe siècle, dans son combat pour l’indépendance de l’Inde, le guide spirituel a en effet fondé sa propre méthode d’action pacifiste, la satyāgraha, qui consiste notamment en une violation délibérée et massive de certaines des lois édictées par le pouvoir colonial.

Ayant lu les textes de Thoreau, Gandhi choisit, pour ses lecteurs anglais, de traduire satyāgraha par “désobéissance civile”. Le mouvement qu'il initie, et plus spécifiquement sa marche du sel, aboutissent à l’indépendance de l’Inde en 1947, contribuant ainsi au prestige et à la validation du concept. Dès les années 1960, la désobéissance civile fera ainsi partie de “l’arsenal” des mouvements contestataires. Martin Luther King, par exemple, l’emploie dans son combat pour les droits des Noirs, alors qu’en France, le manifeste des 121 incite à ne pas prendre les armes pendant la guerre d’Algérie.

Depuis, la désobéissance civile est devenue un lieu commun de la contestation. Faucheurs volontaires, délinquants de la solidarité venant en aide aux migrants, ou encore militants écologistes dénonçant l’inaction climatique à l’aide de moyens divers et variés (dégonflages de pneus, décrochage des portraits de Macron, ou soupes envoyées sur des peintures…), la désobéissance civile est partout, et particulièrement chez les militants écologistes. Le mouvement Extinction Rebellion, par exemple, en a fait un de ses principaux mode d'action, arguant de la non-violence et de la désobéissance civile pour dénoncer le manque de moyens consacrés à l’urgence écologique.

“Dans le cas de Thoreau, il s’agissait d’une question purement morale, précise le philosophe Dominique Bourg. Dans la désobéissance civile telle qu'elle a évolué, il ne s’agit pas simplement de protestations liées à la conscience morale, on est sur l'idée de faire évoluer le droit”. Pour l’auteur de Désobéir pour la Terre. Défense de l’état de nécessité (PUF, 2021), la désobéissance civile n’est pas simplement une contestation, elle a pour objectif de “faire aller la société de l'avant, d’accélérer son mouvement face à une menace vis-à-vis de laquelle l'État du droit n'est pas suffisant. La désobéissance civile, c'est le fait de désobéir ponctuellement à une loi, à l'état du droit, pour le faire évoluer. C'est désobéir pour ouvrir un droit nouveau.”

Pierre Ropert (07 Novembre 2022)

 

 

 

 

 

 

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Z
J'adhère totalement à la définition de la désobéissance civile donnée à la fin de cette publication fort intéressante.
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J
J'ai été très heureux d'apprendre que d'autres ce sont élevés bien avant nous pour protéger nos si belle forêts.<br /> Celle de Fontainebleau est véritablement exceptionnelle : à se demander pourqoi les pouvoirs publics doivent systématiquement être saisies pour qu'ils agissent dans le bon sens et ne laissent pas nos joyaux naturels partir soit en fumée soit transformés en parking et autres inepsies...
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B
Très bel article.<br /> Merci à tous ces artistes d'avoir sauver la forêt de Fontainebleau
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