Sur le divan de l’estran, épisode 2 : le bigorneau

Publié le par Jean-Louis Schmitt

Sur le divan de l'estran, Neptune, psychiatre de circonstance, écoute les doléances des animaux. Cette semaine, le bigorneau, ce héros…

Le bigorneau, mot probablement dérivé de bigorne dans l'acception usuelle et notamment commerciale, est le plus consommé des petits gastéropodes marins à coquille spiralée… (Source Wikipédia)

Ils ont escaladé subrepticement le divan puis se sont installés en grappe sans que Neptune n’y prête attention. Soudain, l’un d’entre eux a lancé au nom de tous :

– Ils nous sortent de notre coquille comme ils se curent le nez. C’est inacceptable. Sachez qu’avec quelques autres, nous sommes les héros de l’estran!

– Bonjour quand même, répond sèchement Neptune, avant d’ajouter : expliquez-vous.

– Des restes de repas attestent que les humains nous mangeaient déjà il y a plus de 15 000 ans. Et ils se servaient même de nos coquilles pour faire des colliers. Depuis, cela n’a jamais cessé sans, du reste, que les consommateurs n’imaginent que nous leur offrons la plus importante source de magnésium parmi les aliments courants. Nous sommes les plus prélevés des petits gastéropodes marins. Et s’il n’y avait que les humains… On doit aussi se méfier des mouettes ou des pluviers à marée basse et des poissons plats à marée haute. Cela dit, je dois avouer que nous échappons souvent à nos prédateurs en nous repliant dans notre coquille. Ainsi, 24 heures après avoir transité dans l’intestin d’un oiseau de mer, nous en ressortons bien vivants!

– Vous savez, c’est le lot de tous d’être ainsi la proie des plus forts. Vous-même, par exemple…

Sans même laisser finir Neptune, l’un des bigorneaux s’emporte :

– Nous-mêmes, nous ne faisons de mal à personne, nous sommes de vulgaires brouteurs, pas plus menaçants qu’une vache. Notre bouche fait office de lime en miniature et nous voilà ratissant l’estran. Le quotidien n’est pourtant pas aussi simple qu’il n’y paraît. Il nous faut une capacité d’adaptation exceptionnelle pour faire face à la contrainte des marées…

– Dites m’en davantage, s’étonne Neptune.

– C’est simple, avec le jeu des marées, nous voilà inondés durant la haute mer, ce qui est finalement la situation la plus confortable, tandis qu’à basse mer, nous sommes brusquement exposés à la déshydratation et aux rayons cuisants du soleil. En plus, à certaines heures, nous devons nous accommoder du sel… Notre opercule arrive à nous isoler et, en lâchant notre bave visqueuse, nous collons aux supports. Mais, à chaque instant, nous avons le sentiment de réaliser une prouesse.

– C’est pour cela que nous nous considérons comme les héros de l’estran, renchérit l’un des bigorneaux en ajoutant : C’est pour cela aussi que nous avons adapté notre mode de reproduction en fonction des espèces.

– Dites-m ’en plus…

– Il vous faut savoir que nos sexes sont séparés. Nous devons donc réussir un véritable accouplement, ce qui conduit parfois à des rassemblements pouvant compter plusieurs centaines d’individus. La plus petite de nos espèces s’y emploie tous les quinze jours de septembre à avril. Pour d’autres, la reproduction se pratique toute l’année. Quant au plus commun d’entre nous, c’est au printemps que les œufs lâchés se retrouvent dans des capsules flottantes. Chaque femelle peut pondre jusqu’à 5 000 œufs par saison. Six jours plus tard, les larves formées rejoignent le plancton et nagent durant près de trois mois avant de s’établir au fond. Trop charmants ces bébés bigorneaux, grands comme une tête d’épingle!

– Plusieurs espèces… comment doit-on vous appeler?

– Oh là, c’est une question qui nous dépasse. En résumé, cela dépend beaucoup des régions. Certains nous ont baptisés bourgots, littorines, vignots, guignettes, d’autres bigornes, brigauds, farins ou berlingaoux, vous voyez que nous ne manquons pas d’identités! Mais tout cela est bien peu de chose au regard de notre destin, enchaîne le bigorneau sur un ton mystérieux.

– Votre destin? senquiert Neptune.

– Oui, notre futur, reprend celui des bigorneaux qui, avec ses 3 centimètres semble le plus âgé de l’assemblée. Je m’explique. Avec le temps, nos quatre espèces les plus communes se sont adaptées à des territoires précis. Certains s’accommodent seulement des embruns et des vagues d’équinoxe, d’autres vivent quasiment constamment sous l’eau, d’autres subissent les marées… Et bien figurez-vous que nous évoluons tous pour nous transformer peu à peu en animaux exclusivement terrestres. Ça ne vous rappelle rien ceux qui sont sortis des océans pour coloniser la terre?

Alors que les bigorneaux allaient conclure sur cette incroyable perspective, le plus petit d’entre eux risqua :

– C’est peut-être le moment de lui parler de l’humiliante tradition des humains.

– Quelle tradition? sinquiète Neptune.

– Le championnat du monde de lancer de bigorneau. Il est organisé régulièrement à Sibiril, dans le Finistère, et il consiste à nous cracher le plus loin possible depuis une piste de 20 mètres de long. Les champions parviennent à atteindre les 11 mètres.

Je conçois que c’est dégradant, lâcha Neptune en songeant à la recommandation de William Shakespeare : « Ce qui ne peut être évité, il faut l’embrasser. »

Allain Bougrain-Dubourg

 

 

 

 

 

 

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C
J'adore ce qu'écrit ton ami! Vraiment intéressant et beau! Bon week-end!
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B
C'est joliment écrit !
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J
J’y penserai avant d’en manger c’est-à-dire ce soir. Parce que je les aime bien même si je ne vais plus les pêcher moi-même.
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D
Adorable, superbe récital sur les bigorneaux. Merci Allain Bougrain-Dubourg
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J
De petits êtres vivants arrachés à leur milieu et ensuite traités comme de simples "petites choses" insignifiantes alors qu'elles agonisent en attendant l'ultime outrage : la bouche d'un quelconque gourmand...
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