“Un enfant qui meurt de faim est un enfant assassiné”

Publié le par Jean-Louis Schmitt

Vice-président du comité consultatif du conseil des droits de l'homme des Nations unies, Jean Ziegler vient de publier "Destruction massive. Géopolitique de la faim." (Editions du Seuil, 2011). Son roman L'or du Maniema vient également d'être réédité au Seuil.

“Un enfant qui meurt de faim est un enfant assassiné”

Rapporteur spécial de l’ONU pour le droit à l’alimentation entre 2000 et 2008, le sociologue suisse Jean Ziegler détaille les raisons qui provoquent chaque année la mort de 36 millions d’humains.

Courrier international : Pourquoi avoir écrit ce livre ?

Jean Ziegler : Je me sens libéré, après huit ans passés comme rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation de l’ONU. Peut-être aussi par mauvaise conscience… 70 millions de personnes meurent tous les ans dans le monde, dont la moitié à cause de la faim et de ses conséquences. Ce massacre est le scandale de notre siècle. C’est le Programme alimentaire mondial (PAM) qui le dit : toutes les 5 secondes, un enfant en dessous de 10 ans meurt de faim ; 37 000 personnes meurent de faim chaque jour et, sur les 7 milliards de personnes que nous sommes, presque un milliard sont en permanence sous-alimentés. Ils n’ont pas de vie sexuelle, pas de travail…ils sont mutilés par la faim, alors qu’il n’y a plus de manque objectif de nourriture : il y a un manque d’accès à la nourriture. C’est pour cela que je dit qu’avec les moyens dont nous disposons, un enfant qui meurt de faim est un enfant assassiné.

Courrier international : Pourquoi meurt-on encore de faim alors ?

Jean Ziegler : Il y a cinq grandes causes, qui se croisent parfois et toutes sont le fait de la main de l’homme. Il y a d’abord la spéculation financière sur les matières premières alimentaires. Après avoir perdu 85 000 milliards dans le krach financier de 2007-2008, les grands fonds d’investissements ont migré sur les marchés alimentaires, essentiellement le riz, le maïs et le blé, les aliments de base, qui couvrent 75% de l’alimentation mondiale. Ils font exploser les prix de ces denrées. Dans ces conditions, il est difficile pour les agences d’aide comme le PAM de subvenir aux besoins des populations victimes de sous-alimentation : leurs budgets, déjà sapés par la réduction des contributions des Etats pour cause de rigueur budgétaire, sont réduits à la portion congrue. Dans la Corne d’Afrique, où sévit une famine particulièrement grave, 12,4 millions de personnes sont menacées de disparaître. Et le PAM est obligé de refuser de fournir de l’aide faute de moyens suffisants.

Il y a ensuite les agro-carburants. Si Barack Obama veut faire un minimum de réformes sociales, il est obligé de réduire le budget du Pentagone. Et il ne peut le faire qu’en réduisant la part des énergies fossiles dans la production d’énergie — qui oblige les Etats-Unis à entretenir une armée colossale afin de sécuriser son approvisionnement — à la faveur des biocarburants. Mais brûler des plantes nourricières, c’est un crime intolérable. Il faut interdire les agro-carburants tirés de plantes nourricières demain matin.

Troisièmement, il y a la dette extérieure, qui est un garrot pour les plus pauvres et qui fait que les Etats ne sont plus en mesure d’investir dans l’agriculture de subsistance. L’Ethiopie, par exemple — un million de kilomètres carrés, dont seuls 3,8% sont irrigués ; il n’y a ni tracteurs, ni engrais, ni semences sélectionnées — n’exporte que du café, et tous les revenus servent à financer la dette extérieure.

Ensuite, le dumping agricole : l’année dernière, les pays de l’OCDE ont versé 349 milliards de dollars à titre de subsides à la production et à l’exportation à leurs paysans. Résultat : sur n’importe quel marché africain, on peut acheter des fruits, des poulets et des légumes français, grecs, portugais, allemands etc. au tiers ou à la moitié du prix du produit africain équivalent. A quelques kilomètres de là, le paysan africain qui cultive son lopin de terre n’a pas la moindre chance de vendre ses fruits ou ses légumes à des prix compétitifs. Enfin, il y a le vol de terres. L’année dernière, dans la seule Afrique noire, 41 millions d’hectares ont été accaparés dans l’opacité la plus totale. Des terres arables soustraites aux paysans locaux par les hedge funds et les fonds souverains, et payés en grande partie par la Banque mondiale, par la Banque européenne d’investissements et par la Banque africaine de développement — des banques publiques, financées par le contribuable. Et la théorie de la Banque mondiale, contre laquelle je me bats au Conseil des droits de l’homme - sans aucune efficacité je dois l’avouer -, c’est de dire que puisque le rendement des terres arables dans ces pays est très bas, il vaut mieux en confier l’exploitation aux sociétés occidentales qui ont les capitaux, les engrais, les semences sélectionnées et les machines pour obtenir des rendements dix à vingt fois supérieurs. Et que les Etats concernés se débrouillent pour recaser les paysans expropriés. Quant aux habitants, il ne voient pas la couleur de ce qui est cultivé dans leur propre pays : tout part à l’exportation, vers les pays où se trouve le pouvoir d’achat.

Courrier international : Quels solutions préconisez-vous ?

Jean Ziegler : Les paysans africains — ou écuadoriens ou mongols — ne sont pas moins futés, compétents ou travailleurs que leurs homologues français ou italien. Mais ils manquent de moyens. Pour que la faim cesse, il faut investir dans l’agriculture de subsistance ; désendetter les pays pauvres et les mettre en condition d’acheter des semences, des tracteurs, des engrais, des animaux de traction, dans l’irrigation, dans l’ouverture des marchés locaux, etc. avec l’aide de la Banque mondiale, qui est quand-même là pour aider les pauvres, pas les multinationales à s’enrichir, bon sang !

Courrier international : L’avenir paraît sombre…

Jean Ziegler : Il y a un espoir, qui naît des révoltes paysannes de par le monde : en Mongolie, avec l’insurrection dans la région du Selenge ; au Sénégal, avec l’occupation des terres de Bolloré ou de la Compagnie Fruitière de Marseille par les syndicats paysans ; au nord du Brésil, il y a des affrontements entre paysans et forces de l’ordre, en Colombie, aux Philippines,…c’est une résistance paysanne, où ceux qui n’attendent plus rien ni de leur Etat, ni de l’ONU, ni de personne veulent récupérer leurs terres. Et si nous réussissons, avec ce livre, à favoriser l’insurrection des consciences en Europe, la solidarité avec les mouvements insurrectionnels paysans va se faire et l’ordre cannibale du monde finira par tomber.

Propos recueillis par Gian Paolo Accardo http://www.courrierinternational.com/article/2011/10/18/un-enfant-qui-meurt-de-faim-est-un-enfant-assassine

Vidéo : DESTRUCTION MASSIVE JEAN ZIEGLER (Durée : 5 :46)

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