Accusés de maltraiter leurs animaux, ces éleveurs racontent une autre histoire
Accusés de maltraitance, des éleveurs se font retirer leurs troupeaux. Ils se considèrent victimes d’un système agricole qui broie humains et animaux, et se fédèrent pour tenter de relever la tête.
Des éleveurs ont vu leurs animaux leur être retirés pour des raisons de maltraitance, ce que réfutent nombre d'entre eux, mettant plutôt en avant leur détresse face à des situations complexes. Illustration : JB Meybeck/Reporterre
Tous se souviennent de ce jour-là, celui où on leur a retiré leurs animaux. Dans les récits, les mêmes détails reviennent. Au petit matin, gendarmes, agents de l’administration et bétaillères débarquent dans la cour de la ferme. « Il y avait une trentaine de gendarmes, se souvient Paul Chatellier, qui élevait des vaches laitières en Loire-Atlantique. Ils ont chargé les animaux, pris des photos comme s’ils étaient chez eux. Moi, je n’ai pas eu le droit de bouger de la cour de la maison. » Aux meuglements affolés, aux tintements métalliques des barrières de contention, aux éclats de voix de ceux qui rassemblent les animaux, succède le silence des bâtiments vides où ne reste que l’éleveur, seul.
Ceux à qui cela est arrivé sont a priori des maltraitants. Les photos de cadavres et d’animaux malnutris alimentent les dossiers. Certains ont été condamnés. L’administration ou la justice ont décidé qu’ils ne pouvaient plus s’occuper de leurs bêtes, qu’il fallait les leur enlever. Du jour au lendemain, les éleveurs ont tout perdu. Sans animaux, il n’y a plus de ferme, plus de revenu, plus de métier. Parfois, il reste aussi à rembourser un prêt pour l’achat des bêtes. Alors ces éleveurs veulent faire entendre un autre récit : derrière des animaux de ferme délaissés, il y a des êtres au bout du rouleau. Longtemps isolés dans leur galère, ils ont décidé de se regrouper. « On est peinés par les paysans qui mettent fin à leurs jours, mais on envoie au pilori ceux qui n’ont pas eu la force d’appeler à l’aide et ont laissé leurs bêtes mourir dans l’étable », explique Pierre-Étienne Rault, éleveur de moutons dans le Morbihan. Sa ferme va bien, mais il fait partie d’un réseau de soutien à ces éleveurs.
Aurélie, cheville ouvrière de cette structure de solidarité, est maraîchère et éleveuse de chevaux. Enfin, était. « Ils ont saisi les chevaux le 23 janvier 2018 », se rappelle-t-elle. Elle avait subi quelques contrôles administratifs, tenté de répondre aux injonctions. Mais un matin, elle a été convoquée à la gendarmerie, mise en garde à vue pendant que les chevaux étaient saisis. « Ma fille avait 16 ans à l’époque, elle a tout vu, ils lui ont pris son cheval, raconte-t-elle. Je ne pensais pas cela possible. » Sous le choc, elle s’est renseignée, a lu la presse locale. Elle a découvert que cela arrivait à d’autres, et a tenté d’identifier les éleveurs et de les contacter. « Maintenant, j’ai au moins une trentaine de contacts. Des personnes dégoûtées, et d’autres qui veulent se battre. » Des éleveurs de vaches, de chevaux, de moutons…
Pour les éleveurs de bovins, cela commence souvent par une dépression ou un burn out. Photo : Pxfuel/CC
Fin 2022, ils ont monté une structure juridique derrière leur collectif et créé l’association Défendre les éleveurs, défendre les animaux. « On construit un récit collectif pour se sentir moins seuls », explique François. Béret sur la tête, il élevait des vaches en Aveyron, puis a transmis sa ferme et a décidé d’accompagner cette lutte. « On fait les psys, on se soutient, on s’accompagne devant le tribunal, on s’occupe des bêtes quand certains vont en audition », détaille Aurélie, qui passe des heures au téléphone avec des éleveurs de toute la France.
Une spirale sans fin, avant la chute
En racontant tour à tour leur histoire, ces paysans se sont rendu compte que le scénario se répétait. Pour les éleveurs de bovins, cela commence par un accident de parcours, dépression, burn out, séparation, problème financier, etc. Puis c’est la dégringolade. La ferme ne tourne plus, les provisions pour l’hiver ne peuvent être faites, les vaches meurent de faim. L’éleveur, lui, sombre dans la maladie.
Sur ce point, l’histoire de Paul Chatellier, éleveur de vaches laitières membre de l’association, est un cas d’école. Après trente ans à traire ses vaches matin et soir, « je suis tombé en 2008 : je ne dormais plus, ne mangeais plus ». Il a été diagnostiqué dépressif, mais devait continuer de travailler. Au fil des années, la situation de l’exploitation s’est dégradée. Malgré ses demandes répétées, ce n’est qu’en 2016 — au bout de huit ans —, après une chute et des côtes cassées, qu’il a enfin obtenu un arrêt de travail de deux mois, pendant lesquels il a pu être remplacé. « Ensuite, je travaillais mieux. » Un court répit, car au printemps 2017, ce fût la tuile de trop : le tracteur est tombé en panne. Il manquait d’argent pour le réparer, n’a pu faire les semis et les stocks de nourriture pour l’hiver. Certaines de ses vaches sont mortes de faim. À la fin de l’hiver, un contrôle a constaté la catastrophe. L’éleveur a été sommé de remettre les choses en ordre, l’administration lui laissait moins d’un mois pour redresser la barre. Comment y arriver quand on est seul et malade ? Les vaches lui ont été retirées le 3 mai 2018.
Une fois les animaux retirés, il n’y a plus de métier. Rawpixel/CC0
L’administration ajoute à ceci la froideur des normes. En plus de la « maltraitance », il est aussi souvent reproché à l’éleveur de ne pas être en règle administrativement. Par exemple, chaque vache doit porter, à chaque oreille, une boucle d’identification. Il arrive que des boucles perdues ne soient pas remplacées, que les petits veaux ne soient pas déclarés dans les temps, que le suivi sanitaire soit en retard, faute de pouvoir payer le vétérinaire. Paul, par exemple, le reconnaît : il a eu jusqu’à deux ans de retard administratif.
Parfois, aussi, c’est le matériel qui n’est pas homologué. « On m’a reproché de ne pas avoir acheté des abreuvoirs à plusieurs centaines d’euros », se rappelle Aurélie. « On connaît des agricultrices qui mettaient les petits veaux dans leur cuisine pour les réchauffer l’hiver. Mais ça ne rentrait pas dans les cases pour le contrôleur », raconte François. Toutes ces normes « détruisent les pratiques paysannes », déplore-t-il. Malgré tout, ils s’échangent des conseils pour tenter d’éviter le pire à d’autres : « Je leur explique comment se mettre à jour administrativement », dit Aurélie.
Le piège administratif
Souvent, l’éleveur ne peut pas compter sur ses voisins, qui lorgnent ses terres. Alors plutôt que d’aider le confrère, on le laisse sombrer, voire on l’enfonce par des dénonciations aux services de l’État. « Quand mon cheptel a été retiré, mes parents ont eu la visite de neuf exploitants agricoles du coin intéressés à récupérer mes terres », confie un éleveur breton souhaitant rester anonyme. Dans notre système agricole, il faut grandir pour survivre. Cela rend féroce.
Et puis la société est plus attentive, les signalements pour maltraitance animale se multiplient, les services de l’État agissent plus souvent. Une bonne chose a priori, mais Aurélie dénonce des excès. Elle en est arrivée à donner de tristes conseils : « Je dis aux collègues de ne pas garder ce qui est malade, vieux, moche. Faut pas faire de sentiment. Un petit veau avec une patte cassée, faut l’euthanasier. Si vous le mettez au pré avec une attelle, vous risquez de vous faire signaler. » Elle-même a fait les frais de ses sentiments. Le retrait est arrivé une année où elle avait « environ 10 % de chevaux à problème » — comprenez vieux ou malades, notamment une ponette aveugle. Cela a suffi à étayer le dossier.
« À la fin, ils vont quand même te tuer »
L’administration, de son côté, incite à ne pas garder ces animaux non rentables. Les paysans qui n’éliminent pas les vieilles bêtes voient le taux de mortalité de leur troupeau augmenter, l’un des premiers signaux d’alerte pour les directions départementales de la protection des populations (DDPP, qui comprennent les services vétérinaires de l’État). Le système pousse à éliminer les animaux improductifs… et les éleveurs qui ne le sont plus suffisamment.
« L’État nous réforme quand on n’a plus le potentiel pour être rentables », dit Paul. « C’est comme un couloir de contention, ajoute Damien. Tu y rentres : si tu te développes bien, tu passes dans la case veau de concours. Tu seras peut-être même taureau reproducteur. Si ça va moins bien, tu vas dans la case engraissement, alors ils vont te faire grossir un peu, puis à la fin ils vont quand même te tuer. Puis, si vraiment tu ne veux pas profiter, on t’euthanasie. » L’association dénonce les retraits d’animaux comme un outil pour faire disparaître les paysans. Pour elle, ce ne sont pas les éleveurs qui sont maltraitants, mais tout le modèle agricole productiviste.
On n’a pas le droit de faiblir, en élevage. « Quand quelqu’un qui travaille dans un bureau fait un burn out, les conséquences ne sont généralement pas graves. Pour un éleveur, si. Pourtant, on parle de personnes qui ne tiennent plus la barre », explique Pierre-Étienne Rault. Quand la barque coule, l’éleveur se sent bien seul à écoper.
L’association tente de traiter le problème en partant du point de vue des éleveurs. Pxfuel/CC
Une main tendue nécessaire
Endettement, conflits familiaux ou avec les voisins, anomalies administratives et sanitaires s’imbriquent pour emprisonner l’éleveur dans des situations inextricables. Celles-ci sont souvent tellement complexes que la plupart des acteurs du monde agricole baissent les bras. « Pour les syndicats, c’est compliqué en matière d’affichage politique, car ces éleveurs sont accusés de maltraitance, note François. Et les associations comme Solidarité paysans se concentrent plutôt sur le volet financier. » Celles-ci, d’ailleurs, se plaignent de ne même pas être prévenues par les services de l’État de ces situations difficiles.
Contacté par Reporterre, le ministère de l’Agriculture assure faire tout son possible. Il liste les dispositifs d’aide aux agriculteurs en difficulté : comités « Agridiff » dans les départements, cellules « Réagir » dans les chambres d’agriculture, « aide au répit » de la Mutualité sociale agricole (MSA, la sécurité sociale des agriculteurs) qui permet de se faire remplacer en cas de départ en vacances. Mais la main tendue arrive souvent trop tard, à un moment où les éleveurs ont perdu pied et confiance dans ces institutions, montrent les témoignages recueillis par Reporterre. « On arrive en bout de ligne, confirme une inspectrice vétérinaire syndiquée, qui préfère rester anonyme. Il est censé y avoir tout un tas de lanceurs d’alerte dans le monde agricole. Le vendeur d’aliments, le vétérinaire, le contrôleur laitier, la chambre d’agriculture, le GDS [Groupement de défense sanitaire, qui gère la surveillance sanitaire des élevages]. Mais tout a été privatisé, et tous ont un intérêt financier à se taire pour ne pas perdre une manne. »
« J’avais l’impression d’être au collège en conseil de discipline »
Depuis 2017, des « cellules départementales opérationnelles (CDO) d’accompagnement des cheptels en difficulté » sont aussi censées permettre d’éviter le retrait. Damien Boudignon, éleveur de vaches allaitantes dans l’Allier, membre de l’association, y a eu droit. « J’ai été convoqué, il y avait autour de la table les services vétérinaires, la MSA, le comptable, la banque, etc. J’avais l’impression d’être au collège en conseil de discipline. » La réunion n’a pas permis de trouver une solution concertée. « Cette réunion, c’est une énorme maladresse, ils ne se mettent pas à la place de l’éleveur », note Marie Ramillon, bénévole de Solidarité paysans qui a tenté d’accompagner Damien. Traiter le problème en partant du point de vue des éleveurs, c’est ce qu’aimeraient faire Aurélie et ses camarades. « On fabrique une réponse à un système défaillant », résume François.
Ils s’organisent aussi pour apprendre à réagir quand la machine judiciaire se met en route. « Mon premier passage au tribunal était une catastrophe. Avec mon ex-compagnon, on n’était pas préparés, on sortait de notre campagne. On a gardé le silence », se rappelle-t-elle. Ils essayent de trouver des avocats connaissant ces situations spécifiques et acceptant de les défendre. « Ce n’est pas une bonne pub de défendre un éleveur maltraitant », explique la maraîchère, qui a eu beaucoup de difficultés à trouver un avocat. « Le retrait préventif des animaux est comme un préjugement avant le tribunal, ils arrivent avec un énorme boulet devant le juge, explique Mélanie Cozon, avocate, fille d’agriculteur, sensible à ces dossiers complexes. Et puis, la justice ignore ce qu’est le quotidien d’un agriculteur, ce qu’est une ferme. Ce sont deux mondes qui ne se comprennent pas. »
Faire entendre leur détresse
Ces éleveurs aimeraient ajouter du contradictoire le plus tôt possible. « Maintenant, on sait qu’au bout de deux ou trois contrôles de l’administration, il faut faire venir un huissier ou un avocat », dit Lydie Garette, éleveuse de chevaux et membre de l’association. L’espoir est aussi de pouvoir constituer une cagnotte collective pour payer les frais de justice.
De plus, les éleveurs concernés aimeraient retourner le stigmate, démontrer qu’ils sont victimes d’injustices. Damien Boudignon assure, rapport d’expert agricole à l’appui, que ses 255 bovins étaient en bon état le jour où on est venu les lui retirer. Après une série de difficultés (vaches malades sans explication, dépression), l’éleveur a effectivement connu une mauvaise passe. L’administration lui a d’abord demandé de réduire son cheptel. « Mais c’était juste avant le confinement ! » proteste-t-il. Il n’a pas réussi à vendre ses bêtes assez vite, la machine administrative et judiciaire a poursuivi sa route. Il estime qu’elle n’a pas tenu compte du fait qu’il avait finalement, comme demandé, vendu des vaches et laissé des terres. Mais trop tard. Son troupeau lui a été confisqué le 9 mars 2022, et est devenu propriété d’une association de protection animale, sans aucune indemnité. « Pour moi, c’est du vol », dénonce le jeune paysan, qui tente de faire reconnaître l’erreur auprès des tribunaux.
« Nos chevaux allaient bien ! »
Lydie Garrette, elle, dispose même des rapports de deux vétérinaires attestant d’un troupeau en bon état. Mais sa méthode d’élevage, en plein air intégral, avec une alimentation inhabituelle (de la luzerne déshydratée), a alerté des associations de protection animale. « On nous reprochait l’alimentation et de ne pas faire appel assez souvent au vétérinaire, explique-t-elle. Mais nos chevaux allaient bien ! » 344 équidés lui ont été retirés, en trois fois. Elle n’a jamais réussi à se faire entendre auprès du tribunal. « La DDPP et les gendarmes nous ont dit : “Vous pouvez faire ce que vous voulez, la justice nous croira et nous suivra”. » C’est effectivement ce qui s’est passé.
« C’est aussi un choc psychologique pour les animaux, dit-elle. Ils perdent leur maître, leur façon d’être élevés. » Ses chevaux vivaient selon une organisation sociale en petits groupes, relevée par les experts venus visiter le troupeau. « Ils ont séparé les familles », dénonce-t-elle. Un vétérinaire a même relevé des avortements, dus au stress produit par l’un des retraits de chevaux sur les juments. Aurélie, elle, a vu sa ponette aveugle séparée « de son copain qui la guidait ». Damien Boudignon, de son côté, avait de nombreuses vaches proches de vêler quand on les lui a retirées : « Certaines bêtes ont passé la journée dans le camion puis ont fait plusieurs heures de route. Nous, on n’aurait pas le droit de faire ça. »
L’association veut donc aussi défendre le respect des animaux. Selon elle, on ne sauvera pas les uns sans sauver les autres. Bêtes et éleveurs sont souvent dans le même état. « Il n’y a pas d’intention de maltraiter, répète Pierre-Étienne. Alors que dans le système industriel, on peut en parler, car il y a une volonté de mettre dix poules par mètre carré. » À l’inverse, résume François, « nous on défend le modèle paysan, des histoires de vies entre hommes et animaux ».
Si vous avez apprécié cette publication,
partagez-là avec vos amis et connaissances !
Si vous souhaitez être informé dès la parution d’un nouvel article,
Abonnez-vous !
C’est simple et, naturellement, gratuit !