L'histoire de Marguerite
Si j’étais réincarné en animal de rente, je pense que la vache, la chèvre ou la brebis « laitières » seraient mes derniers choix, avec peut-être la truie de reproduction et la poule pondeuse. En effet, le sort de ces femelles est l’un des pires que nous puissions réserver à un être sentient. Il faut comprendre comment tout se déroule, pour que nous dévorions beurre, crème, fromage, lait et yaourts… Les consommateurs n’imaginent pas, en subissant le slogan « Les produits laitiers sont nos amis pour la vie ! », la cruauté que revêt cette folle industrie (bio ou non bio). Il s’agit de l’histoire de Marguerite, une vache laitière comme les autres…
C’est le grand jour ! Le jour de sa naissance ! En arrivant au monde, Marguerite tient à peine debout. C’est une adorable petite vache : on dirait une peluche ! Mais il fait froid, en dehors du ventre de sa mère… Alors instinctivement, elle se place sous sa maman, qui a les mamelles si chaudes. Celle-ci la lèche avec beaucoup d’attention, beaucoup de tendresse. Marguerite se sent protégée. Dès qu’elle fait un pas de côté, sa maman la ramène sous elle, pour qu’elle mange et n’ait pas froid. Le lien entre le bébé et sa mère est déjà très fort, comme pour la plupart des mammifères. Au bout de quelques heures, alors que Marguerite commençait à boire le lait si bon et si chaud qui lui était destiné, un homme en salopette verte entre dans le box et tente de les séparer. Marguerite ne veut pas. Elle veut rester avec sa maman, pour téter les mamelles pleines de lait.
L’éleveur l’empêche de retourner vers sa mère. Marguerite ne le sait pas, mais le lait qui était pour elle se vendra aux êtres humains : il n’est certainement pas destiné aux veaux ! Le bébé et sa maman ne comprennent pas. Alors le monsieur en salopette prend brutalement Marguerite dans ses bras et sort de l’enclos avec elle. Sa maman trépigne, saute, tourne sur elle-même. Elle hurle pour appeler son bébé. Mais rien n’y fait. Marguerite a froid, se sent perdue. Sa maman n’est plus là. En s’éloignant dans les bras du paysan, elle entend sa mère meugler. Marguerite connaît si bien le son de cette voix, qu’elle a entendue pendant neuf mois, quand elle était bien au chaud dans son ventre…
Le cœur déchiré, sa maman pleurera pour appeler son petit pendant des jours. Elle ne verra plus jamais son bébé. Marguerite, elle, se retrouve dans un box minuscule, que l’on appelle « niche à veau ». C’est à l’extérieur, sous la neige : c’est l’hiver et il fait froid. Il y a d’autres veaux, comme elle. Des dizaines et des dizaines, en rang d’oignons. Mais ils n’ont aucun contact entre eux, car ils sont séparés par des grilles. On leur donne du lait en poudre pour se nourrir. Terminé les mamelles ! Ils n’auront plus jamais le pis de leur maman au-dessus de la tête.
Deux années passent. Marguerite a grandi dans un grand hangar, parmi ses sœurs. Elle n’a encore jamais connu l’herbe fraîche, ni la terre sous ses sabots. Seulement du béton et de la paille. Pourquoi est-elle là ? Elle le saura bientôt. Marguerite est maintenant en âge de faire du lait. Mais comment fait-on du lait ? Il faut avoir un petit, bien sûr ! Aucun mammifère ne produit de lait sans avoir eu de petit… Alors commence un processus qui durera quatre ou cinq ans : on insémine artificiellement Marguerite, à bout de bras. L’éleveur l’attache et entre profondément à l’intérieur d’elle, pour y déposer du sperme de taureau. Des semaines passent. Marguerite commence à grossir. Au fil du temps, elle ressent beaucoup de transformations en elle. Neuf mois après, le moment est venu. Le bébé bouge énormément : il veut sortir. Marguerite est prête à l’accueillir. Mais voilà, un nouveau drame l’attend. Un traumatisme faisant écho à celui de ses premiers jours sur Terre : son bébé est emmené à son tour.
C’est une tragédie pour elle. Elle a porté son petit en elle, et son instinct maternel la pousse à veiller sur lui, à le nourrir, le laver et le protéger. Mais dès la naissance, on le lui enlève. Marguerite ne comprend pas et souffre énormément. C’est un déchirement ! On lui a retiré son nouveau-né ! La vérité peut être cruelle et amère : ce bébé retrouvera le lait qui lui était destiné, mais seulement à l’occasion d’une recette culinaire. Le veau à la crème, cela vous dit quelque chose ? Alors un cycle infernal commence pour elle. On va obliger Marguerite à produire presque dix mille litres de lait par an (trois fois plus que pour une vache en 1950). C’est une production insensée, épuisante. Le pis enfle et s’infecte. Peu importe. Marguerite est bombardée d’antibiotiques. Et puis une certaine dose de pus et de sang est tolérée dans la production de lait (on calcule pour cela le taux de « cellules somatiques »). Bien sûr on évite d’en parler au consommateur, qui serait dégoûté par une telle information. Cela collerait mal avec l’idée que « Les produits laitiers sont nos amis pour la vie !».
Marguerite passe son temps à produire du lait. Elle est enfermée dans un immense hangar pendant la saison hivernale, et broute dans une prairie pendant l’été. Mais deux fois par jour, il faut aller à la salle de traite. Ces animaux ne sont plus des animaux, mais des machines à produire. Depuis toute petite, elle s’ennuie et s’use inexorablement. Son corps est de plus en plus douloureux. La sélection génétique l’a rendue tellement productive, au mépris de son bien-être.
Marguerite est très fatiguée, car elle développe des mammites à répétition. De plus, à cause du poids de ses mamelles, de son inactivité et de l’humidité des litières dans les étables (excréments et urines), une boiterie douloureuse est apparue (maladie de « Mortellaro »). Sans compter la gale, qui lui ronge la peau… Deux mois plus tard, l’éleveur revient pour l’inséminer encore une fois. Il rentre tout son bras en elle. Il faut bien nourrir les petits enfants humains, n’est-ce pas ? Alors c’est reparti ! Marguerite sent en elle un nouveau bébé arriver : son ventre grossit. Elle devient de plus en plus lourde. Mais l’on continue de prendre son lait, pendant sa gestation ! C’est si douloureux. Les mammites (inflammations du pis) reviennent souvent, malgré les antibiotiques. La boiterie fait de plus en plus mal. Deux mois avant l’arrivée du petit, Marguerite est tarie. Le veau arrive bientôt. Marguerite le sent
C’est le jour ! Ou plutôt la nuit. Il est quatre heures du matin et Marguerite a très mal : le petit demande à sortir d’elle ! Alors elle meugle de toutes ses forces. Elle n’y arrivera jamais seule. L’éleveur arrive, avec sa lampe frontale. Il est accompagné du vétérinaire. Ce dernier est catégorique : le veau se présente mal, il faut opérer. Alors on fait une césarienne à Marguerite. Tout se passe bien, malgré la douleur. Pendant qu’on la suture, on lui présente son veau : quelle joie ! Enfin, son petit est là, sous ses coups de langues et ses attentions maternelles. Un peu de bonheur dans cette vie si morose !
La fin de la nuit s’écoule et vient le petit matin. Les lampes à néon s’allument. Elle voit distinctement son veau : c’est un petit mâle. Vers dix heures, alors que Marguerite est épuisée, l’éleveur revient et emporte sèchement son petit. Marguerite ne comprend pas. Elle hurle, comme pour dire à l’homme : « Reviens ! C’est mon bébé ! Rends-le-moi, je veux m’en occuper ! J’ai du lait pour lui ! ». Mais le malheureux est emmené. C’est fini, elle ne le reverra plus. Ses hurlements n’y changeront rien. Elle se cogne contre la barrière, essaye de la passer. Elle fera tout pour le retrouver. Mais elle est épuisée. La barrière est solide. Elle tourne en rond, affolée. Le cauchemar recommence : « Que va-t-il arriver à mon petit ? Qui le protégera ? ».
Marguerite souffre. En vérité, personne ne protégera son petit. Celui-ci sera enfermé dans son box individuel. Il se sentira perdu quelques semaines, pas plus. On lui donnera une nourriture appauvrie en fer. Le veau de Marguerite sera anémié volontairement. Pourquoi ? Pour que sa viande soit blanche. C’est ainsi qu’elle se vend le mieux ! Puis on l’emmènera à l’abattoir, ce lieu si terrifiant. Il finira sûrement en rôti dans une cantine pour nos enfants, ou dans un restaurant pour les adultes. Les Français adorent le veau. La France est d’ailleurs le pays qui produit et consomme le plus de viande de veau en Europe. Quand l’éleveur revient voir Marguerite, le jour même de la naissance, c’est pour l’emmener à la traite avec ses congénères. C’est reparti. Pas de répit. On lui prend son lait, deux fois par jour, encore et encore… Les petits humains ont tant besoin, paraît-il, de manger leurs yaourts et leurs fromages emballés dans du papier aluminium… C’est d’ailleurs si mignon ! Sur ces emballages, l’on voit souvent un dessin de vache heureuse : une vache qui rit.
Marguerite, elle, est malheureuse et souffre tant et plus, chaque jour. Son calvaire va durer encore deux ou trois autres années. On lui prendra ainsi trois ou quatre veaux. Ses mamelles continueront de gonfler, emplies de pus. On continuera de lui administrer régulièrement des antibiotiques et d’autres médicaments. Mois après mois, à cause de la fatigue et des douleurs, Marguerite va s’affaiblir. La vie va la quitter, petit à petit. Sa production de lait sera de moins en moins importante : elle deviendra moins rentable.
Un soir, Marguerite s’allonge parmi les autres, dans son hangar. Elle est épuisée. Vidée. Elle a tant produit de « Vaches qui rient » ! Elle a tant donné de lait pour arroser les céréales sucrées des enfants ! Mais qui la remerciera ? Quand on vient la chercher avec les autres, pour la traite du matin, Marguerite ne se lève plus. Pas cette fois. C’est trop dur. On lui donne des coups de bâtons, des coups de pieds. Mais rien n’y fait. Elle veut que tout s’arrête. Marguerite n’a plus d’énergie, elle ne peut plus avancer.
Les autres vaches, fatiguées elles aussi, vont péniblement à la traite, dans la salle d’à côté... Marguerite attend, toute seule. Elle a mal partout : aux pattes, aux articulations, aux mamelles gonflées. Alors elle entend le bruit d’un moteur. C’est le tracteur avec sa pince géante, qui entre dans le hangar. Elle tente de se lever. Mais non, Marguerite ne peut se soulever toute seule. Ses membres lui font trop mal et elle n’a plus de force. Alors, à l’aide d’une large pince qui enserre ses hanches, on la remet debout péniblement. On la sangle pour la soutenir.
Pendant quelques jours, on maintient Marguerite au chaud dans la paille et l’on vérifie qu’elle tient encore sur ses pattes. Prendrait-on soin d’elle, enfin ? Mais un matin, avec deux autres de ses semblables, on la met dans un camion. Le trajet dure quelques heures, puis le véhicule s’arrête. Quelques minutes plus tard, on la force à pénétrer dans un box d’attente, en compagnie de ses amies d’infortune. Elles attendront ici toute une nuit, dans l’inquiétude et l’incompréhension. Elles sentent la mort qui rôde. Il y a des odeurs d’animaux qu’elles ne connaissent pas. Des phéromones de stress, de panique et de détresse flottent dans l’air. Elles sentent le sang.
Une vache de réforme doit tenir sur ses pattes pour être rentable. Couchée, elle ne vaut rien ! Voilà pourquoi on a remis Marguerite sur pied. Le petit matin venu, on l’emmène de force. Elle est poussée et reçoit même des coups. Cet univers est froid et métallique. Marguerite ne veut pas être là, elle a très peur. Au bout du couloir, se dresse un énorme box rotatif. Elle panique. Quelques coups pleuvent encore, pour la forcer à pénétrer dans ce monstre de métal. Le sol se dérobe alors sous ses sabots. On l’a placée sur le dos, la tête en bas. Très vite, une lame assassine tranche profondément sa gorge. Cela fait très mal. Son corps est alors jeté au sol, tandis que son sang chaud coule abondamment. Il pénètre même dans ses naseaux. La dernière vision qu’elle a de ce monde, c’est le regard d’un jeune être humain, observant la scène pour apprendre son métier. Il vient de quitter l’école et c’est le premier emploi qu’il a trouvé. Il semble trembler. Dans les yeux du jeune homme, il y a le doute. Peut-être même un peu de tristesse et de culpabilité. Mais Marguerite n’a pas le temps de se rendre compte vraiment.
Enfin, c’est la libération ! Notre petite vache, à l’âge de six ans, quitte son enfer. Elle aurait pu vivre plus de vingt ans… C’est en tous cas ce que la nature avait prévu pour elle ! Mais cette chance ne lui a pas été donnée. Au lieu de cela, elle a produit du fromage râpé pour nos pizzas, du lait pour nos crêpes, du beurre pour nos tartines, des goûters chocolatés pour nos enfants… Elle n’a pas fait le choix de se sacrifier ainsi. On lui a imposé son sort. Une espèce plus forte que la sienne a utilisé son corps pour son unique profit, sans penser un seul jour à son bien-être de vache.
Très vite, on découpera son corps. Sa viande terminera en steak haché. Pour couronner le tout, Marguerite sera servie à la cantine avec des haricots verts en boîte ou des frites, pour de petits humains. Ceux-ci la mangeront juste avant de déguster leur fromage et leur dessert à la crème. Le reste de la carcasse sera transformé en gélatine pour bonbons, en gélules de médicaments ou autres produits de consommation. Rien ne sera perdu de Marguerite ! Tout aura été pris : ses bébés, son lait, sa viande, ses os, sa vie… son cœur.
Hélas, Marguerite n’est pas unique. Il y en a presque trois cents millions comme elle, sur la planète. Soit un tiers de milliard de vaches laitières ! Des bufflonnes en Asie, des vaches en Australie, en Europe, aux États-Unis ou en Amérique du sud... D’année en année, des milliards de vaches sont vidées de leur vie, des milliards de veaux sont tués, et la nature est saccagée. Gardons à l’esprit que les chèvres et les brebis vivent le même calvaire. N’hésitez pas, pour vous convaincre, à visionner certaines images tournées dans des productions de lait de chèvre : vous y verrez des biquettes aux mamelles énormes, traînant par terre. Les malheureuses sont épuisées, dévitalisées.
|
Si vous avez apprécié cette publication,
partagez-là avec vos amis et connaissances !
Si vous souhaitez être informé dès la parution d’un nouvel article,
Abonnez-vous !
C’est simple et, naturellement, gratuit !