Mellba, Caramelles…
Le 20 novembre 2021, dans les Pyrénées de l’Ariège, l’ourse Caramelles, accompagnée de deux oursons, a rencontré un chasseur qui participait à une battue au sanglier. On ignore comment la situation a dégénéré : l’ourse a mordu l’homme, qui a fait feu et l’a tuée. Caramelles défendait ses petits : réflexe de mère ! On déplore que le chasseur soit entré sans précaution dans une zone à ours. Caramelles était la fille de Mellba, venue de Slovénie, et qui avait été réintroduite dans les Pyrénées en 1996. Mellba avait été tuée par un chasseur le 27 septembre 1997, en Haute-Garonne, alors qu’elle était suivie de trois oursons. Voici le texte qu’Yves Paccalet avait rédigé le lendemain de sa mort, et dont chaque mot vaut pour la fille. Quand l’histoire se répète en drame…
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L'ourse Martha, sauvée des jeux du cirque et recueillie au refuge de l'Arche, à Château-Gontier.
Je vous écris cette lettre à l’encre bleue de rêve, sur un papier de lune. Je vis maintenant au paradis des plantigrades, dans la constellation de la Grande Ourse. Je suis heureuse. La musique des sphères résonne alentour comme un grognement de tendresse. Je me baigne dans la Voie lactée. Je m’ébroue dans la rosée des planètes. Je flaire les parfums du cosmos.
Vous vous souvenez ? Je m’appelle Mellba. Je suis née en Slovénie. Je pensais passer là-bas le temps qui m’était imparti par la Parque des ours. On m’a prise au piège. Je me suis retrouvée dans les Pyrénées, sur les pentes du vallon de Melles. La contrée est superbe. Je m’y suis adaptée. J’y ai bâti mon chez-moi. J’y galopais, l’été passé, dans des féeries d’iris violets, de lis turbans jaunes et de ramondies bleu-mauve au cœur aigu comme un bec de pinson. Je me servais de mes griffes pour déterrer des racines juteuses et des bulbes amers. Je me régalais de myrtilles et d’airelles, de mûres et de champignons. Avec un lapin par ci ou un agneau par-là, comme vous le faites vous-mêmes.
L’hiver dernier, je dormais en boule dans ma tanière lorsque, sans m’en rendre compte, j’ai accouché de trois oursons gros comme le poing. Adorables boules de poils cannelle et chocolat… Ces petites choses ont escaladé la face tiède de mon ventre et trouvé le ruisseau de lait et de miel de mes tétons généreux. Autant que la lumière d’avril, leurs vagissements m’ont tirée de ma léthargie. Nous avons gambadé dans l’herbe menue chère à Rimbaud. Mes bébés roulaient dans la pente en couinant de bonheur. Ils résumaient l’avenir de ma race, dans une contrée où elle fut presque exterminée.
Je vous écris du paradis des ours. Ma lettre vous parviendra, me dit-on, par le canal du vent solaire et d’une aurore polaire. Je vivais heureuse dans les Pyrénées, jusqu’à cette battue aux sangliers. Ils sont venus par dizaines, dans leur tenue de camouflage qui ressemble à un uniforme de guerre… Déployés dans la pente, ils se sont mis à tirer. J’ai eu peur pour les miens. Au lieu de rester cachée dans mon trou, j’ai couru. Un jeune homme a paniqué. Il a appuyé sur la détente. J’ai senti ma poitrine éclater. L’amour de mes oursons, de la belle nature et de la vie, s’est échappé avec le sang qui giclait de mon cœur.
Ne croyez pas que j’en veuille à cet inconscient. Je l’ai aperçu l’autre jour à la télévision, qui est retransmise jusque sur la Grande Ourse pour faire rire les âmes simples. Il dégage, oserais-je dire, un peu de la beauté sauvage de l’ours. Je le crois sincère quand il explique qu’il s’est imaginé en état de légitime défense. Il incarne la jeunesse de son genre, mais il brandissait un engin de destruction massive. On l’avait convaincu qu’en faisant feu, il démontrerait qu’il était un homme. Un vrai.
Je l’observe d’en haut. Il regrette. Il grimpe, la nuit, dans la montagne, et contemple les étoiles. Il ne peut pas ne pas distinguer ma silhouette entre les constellations. Mon corps trapu. Mes grands pieds plats et griffus. Mon museau à la truffe si mobile. Mes petites oreilles rondes. Mes yeux noirs en boutonnière, qui le fixent avec amitié et lui rappellent que, selon la légende de ses ancêtres de Cro-Magnon, l’ours commença par être un homme.
Le chasseur me tend la main. Il pousse un couinement qu’on croirait d’ourson orphelin. Il a compris que le secret de l’harmonie du monde s’inscrit en mots de lune sous la Grande Ourse, c’est-à-dire sur toute la Terre, pourvu que l’homme et l’ours y inventent ensemble un commun destin de lait et de miel, dans le parfum des lis et des iris des Pyrénées. Et de partout ailleurs…
Yves Paccalet (Lettre écrite du paradis des ours)
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