Biodiversité et climat : l’appel des experts à unir les combats
Cinquante scientifiques de renom affirment qu’aucune des deux crises ne sera résolue séparément…
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Comment le dérèglement climatique aggrave-t-il l’érosion de la biodiversité, et comment la destruction du vivant accélère-t-elle le réchauffement ? Quelles solutions pourraient permettre de répondre simultanément à ces deux défis majeurs ? Des compromis sont-ils parfois nécessaires ? Pour la première fois, cinquante des plus grands spécialistes mondiaux de la biodiversité et du climat publient, jeudi 10 juin, un rapport commun sur le sujet. Ils y affirment l’impérieuse nécessité d’aborder conjointement ces crises pour espérer les résoudre.
« Le changement climatique menace de plus en plus la nature et les services qu’elle rend aux populations, a expliqué le climatologue Hans-Otto Pörtner, coprésident du comité de pilotage scientifique du rapport. Plus le monde se réchauffe, moins il y a de nourriture ou d’eau potable dans de nombreuses régions. Les changements de biodiversité, à leur tour, affectent le climat, en particulier par le biais d’impacts sur les cycles du carbone et de l’eau. Un avenir mondial durable est encore réalisable, mais il nécessite un changement radical. »
Ce rapport est le fruit d’un atelier virtuel qui a rassemblé pendant quatre jours, en décembre 2020, des experts sélectionnés par le groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) et la plate-forme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES). Il s’agit de la première collaboration entre ces deux organismes qui évaluent l’état des connaissances scientifiques sur ces deux thématiques.
Les interactions entre climat et biodiversité sont connues de longue date, mais les deux aspects sont encore trop souvent traités séparément, tant du point de vue de la recherche que des politiques publiques. Alors que deux conférences internationales majeures devraient se tenir cette année ou au plus tard en 2022 (la COP15 sur la biodiversité, prévue en Chine, et la COP26 sur le climat, organisée en Ecosse), l’idée était de « pousser à une lutte conjointe pour maximiser les cobénéfices pour le climat, la biodiversité mais aussi la société, souligne Sandra Lavorel, écologue (CNRS) à l’université de Grenoble, membre du comité de pilotage scientifique de l’étude et membre de l’IPBES. Il n’y a pas de solution magique ni pour le climat, ni pour la biodiversité, ni pour les deux. La résolution de ces crises repose sur un mélange complexe d’actions, dépendant du contexte local », prévient-elle.
Réformer le système agricole
Parmi l’éventail d’actions nécessaires, les auteurs du rapport appellent à stopper la destruction des écosystèmes qui stockent beaucoup de carbone tout en abritant une forte biodiversité, en particulier les forêts, les zones humides, les tourbières, les pâturages, les savanes, les mangroves ou les eaux profondes. Ils estiment par exemple que diminuer la déforestation pourrait contribuer à réduire les émissions de gaz à effet de serre de 0,4 à 5,8 milliards de tonnes équivalent CO par an –les émissions mondiales liées aux activités humaines s’élèvent à 59 milliards de tonnes équivalent CO².
La restauration des écosystèmes dégradés fait partie des solutions « parmi les moins chères et les plus faciles à mettre en œuvre », assure aussi le rapport. Ses bénéfices sont nombreux : recréer des habitats pour les animaux et les plantes, contenir les inondations, limiter l’érosion des sols, permettre la pollinisation… Début juin, les Nations unies ont appelé la communauté internationale à restaurer un milliard d’hectares de terres dégradées d’ici à 2030, soit une superficie supérieure à celle de la Chine.
Les aires protégées, l’un des piliers des politiques de conservation de la nature, doivent voir leur superficie augmenter mais aussi leur gestion s’améliorer et être davantage interconnectées. Si elles couvrent désormais 17 % des terres et 8 % des océans, le rapport évoque plutôt un objectif de 30 % à 50 % de la planète protégés efficacement.
Un autre levier est déterminant pour agir à la fois sur le dérèglement climatique et sur l’érosion de la biodiversité : réformer en profondeur le système agricole en développant notamment l’agroécologie et l’agroforesterie, et en diversifiant les espèces végétales et forestières. Améliorer la gestion des terres cultivées et des pâturages, par la conservation des sols et la diminution de l’utilisation d’engrais, pourrait réduire les émissions de 3 à 6 milliards de tonnes, selon les experts.
S’ils soulignent les synergies possibles, les chercheurs mettent aussi en garde contre certaines mesures prises pour limiter le changement climatique, ou s’y adapter, qui peuvent s’avérer néfastes pour la biodiversité –l’inverse étant également, mais plus rarement, vrai. C’est le cas, par exemple, des grandes plantations en monocultures sur des terres qui n’étaient pas précédemment des forêts en vue d’augmenter le stockage de carbone, comme les pins plantés en Nouvelle-Zélande ou les eucalyptus au Cerrado, en Amérique du Sud.
« Beaucoup d’Etats ou d’entreprises ont lancé des grandes initiatives pour planter des arbres, note Paul Leadley, professeur en écophysiologie végétale à l’université Paris-Saclay, l’un des auteurs du rapport conjoint GIEC-IPBES et principal auteur du rapport majeur de l’IPBES publié en 2019. Il était temps de dire haut et fort que les grandes plantations en monocultures, notamment d’espèces exotiques, ne sont pas bonnes pour la biodiversité mais ne sont pas très bonnes non plus pour le climat, car elles sont particulièrement vulnérables aux aléas climatiques ou aux attaques d’insectes. »
« La nature ne peut pas tout »
Le rapport s’intéresse également aux risques associés à un développement massif des bioénergies. Mettre en place à grande échelle des cultures destinées à la production d’électricité, de chaleur ou de carburants –et non à l’alimentation– peut faciliter la transition énergétique mais risque de provoquer des tensions autour de l’usage des terres, d’éroder la biodiversité et d’augmenter les émissions de CO liées aux changements d’affectation des sols.
« En tant que scientifiques, nous sommes partiellement responsables, reconnaît Paul Leadley. Il y a une décennie, nous avons poussé en faveur de cette solution pour faire face au changement climatique. Lorsqu’elle est utilisée de façon modérée, elle peut être intéressante. Mais nous voyons maintenant les limites d’un développement très important. » Le scénario détaillé fin mai par l’Agence internationale de l’énergie (AIE) pour atteindre la neutralité carbone en 2050 prévoit par exemple une croissance de 60 % des bioénergies qui nécessiterait d’augmenter de 25 % la surface consacrée aux cultures dédiées.
Au-delà des différentes pistes d’action, le rapport rappelle qu’il est indispensable de réduire les émissions de gaz à effet de serre liées aux activités humaines. « La terre et l’océan font déjà beaucoup -ils absorbent près de 50 % du CO² provenant des activités humaines- mais la nature ne peut pas tout a souligné Ana Maria Hernandez Salgar, la présidente de l’IPBES. Ils appellent notamment à éliminer les subventions aux activités néfastes pour la biodiversité et le climat (production d’énergies fossiles, déforestation, etc.), à réduire notre consommation de protéines animales ou à repenser la façon de calculer la richesse, qui ne soit pas uniquement basée sur la croissance du PIB.
Audrey Garric et Perrine Mouterde/Le Monde (12.06.2021)
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