Les lanceurs d’alerte sur la condition animale agissent dans l’intérêt du public
Un collectif d’universitaires, parmi lesquels Emilie Dardenne, Romain Espinosa et Thomas Perroud, dénonce une disposition de la loi « sécurité globale » visant à punir de trois ans de prison et 45 000 euros d’amende les lanceurs d’alerte dans les élevages et les abattoirs…
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L214 dénonce les conditions d’élevages de porcs… DR
Les lanceurs d’alerte sont devenus des acteurs clés du bon fonctionnement de nos démocraties. Les informations qu’ils dévoilent ont contribué à informer les gouvernements et l’opinion publique sur les pratiques de groupes d’intérêts privés, en violation manifeste de l’intérêt général.
En matière de bien-être animal, des associations spécialisées ont mis au jour les dérives de l’élevage intensif. Plus un mois ne passe sans que de nouvelles vidéos témoignent des violations de la réglementation dans les « fermes-usines » ou dans les abattoirs.
Qu’il s’agisse de problèmes sanitaires (non-respect des règles sanitaires, zoonoses, antibiotiques périmés, cadavres en putréfaction, etc.), environnementaux (déversements toxiques dans les rivières, pollution des sols, etc.) ou de bien-être animal (souffrances liées à la sélection génétique, épisodes de cannibalisme résultant des fortes densités, absence d’étourdissement lors de l’abattage, infrastructures non conformes, etc.), ces alertes ont révélé certaines pratiques inacceptables de l’agro-industrie. Elles ont conduit les autorités administratives à prononcer des fermetures provisoires ou définitives dans de nombreux cas (élevage de canards, élevage de poules pondeuses).
Inconstitutionnelles
Les lanceurs d’alerte sur la condition animale agissent dans l’intérêt du public et visent à rendre ces pratiques transparentes, dévoilant les abus dont sont victimes les animaux et les dysfonctionnements de certaines exploitations au regard des normes sanitaires et environnementales. Ces associations agissent de manière proportionnée, sans vandalisme, en veillant à flouter les visages des salariés.
Cependant, les lobbys agro-industriels mènent depuis plusieurs années une campagne d’influence ambitionnant de faire taire les lanceurs d’alerte en criminalisant leurs actions. Des lois inspirées des « ag-gag laws » américaines [littéralement « lois bâillons »] permettent à des groupes d’intérêt privés de réduire au silence toute critique de leurs pratiques.
Les mesures qu’elles induisent, pourtant déclarées inconstitutionnelles aux Etats-Unis, au titre de la liberté d’expression, sont apparues en France au travers d’un amendement dans la loi « sécurité globale ». La disposition actuelle, si elle venait à être validée par le Conseil constitutionnel, permettrait de punir de trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende les lanceurs et lanceuses d’alerte. Un tel mécanisme conduirait ainsi à punir de la même manière le lancement d’alerte que la destruction des preuves dans le cadre d’un délit ou d’un crime.
Nous, universitaires, alertons depuis plusieurs années sur les risques de dévoyer l’Etat de droit au profit de ces grands groupes d’intérêt. Ces industriels ont déjà obtenu la création d’une cellule de renseignement visant directement les lanceurs d’alerte. Nous étions cent trente chercheuses et chercheurs à lancer en 2020 un appel au ministère de la justice pour demander qu’ils soient au contraire protégés. Notre appel a reçu le soutien de plus de 160 000 citoyens soucieux de protéger ces lanceurs d’alerte.
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Instrumentalisation
Cette instrumentalisation de l’appareil législatif au profit de groupes d’intérêt privé s’inscrit en opposition frontale à toutes les récentes évolutions en matière de défense des lanceurs d’alerte. En France, la loi Sapin 2 de 2016 a justement cherché à protéger ceux qui dénoncent des violations graves à l’intérêt général ou aux engagements de l’Etat français.
Plus récemment, l’Europe s’est dotée en 2019 d’un dispositif juridique spécial renforçant la protection des lanceurs d’alerte. Ces évolutions législatives ont été amorcées dès le début des années 2010. A l’échelle internationale, l’ONU reconnaissait ainsi en 2015 que « les lanceurs d’alerte rendent possible l’accès à l’information et méritent de ce fait la protection la plus vigoureuse, tant en droit que dans la pratique ».
Plus que jamais, il est primordial de défendre les lanceurs d’alerte dont le travail est essentiel pour le débat démocratique.
Tribune publiée dans Le Monde (11.05.2021)
Liste des signataires : Pascal Bouchez, docteur en philosophie, enseignant et chercheur, Laboratoire langages, littératures, sociétés, études transfrontalières et internationales (LLSETI), Humanibot ; Laurent Bègue-Shankland, professeur des universités, Institut universitaire de France et université Grenoble-Alpes ; Jodie Lou Bessonnet, chercheuse en littérature comparée à l’université Bordeaux-Montaigne ; Florence Burgat, philosophe, Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement- Ecole normale supérieure (INRAE-ENS) ; Béatrice Canel-Depitre, maître de conférences en sciences de gestion, université du Havre ; Evelyne Cash, médecin ; Roland Cash, médecin, économiste de santé ; Emilie Dardenne, maîtresse de conférences en anglais et études animales, université Rennes-2 ; Philippe Devienne, vétérinaire, docteur en philosophie ; Julien Dugnoille, anthropologue ; Romain Espinosa, chercheur au CNRS ; Angelo Giavatto, maître de conférences en philosophie, université de Nantes ; Elise Huchard, chercheuse au CNRS ; Catherine Kerbrat-Orecchioni, professeure honoraire de l’université Lumière-Lyon-2 et de l’Institut universitaire de France ; Jérôme Lafitte, maître de conférences en éducation et formation en matière d’environnement, université de Tours, docteur en géographie ; Nicolas Maestripieri, chercheur indépendant, docteur en géographie environnementale ; Ninon Maillard, historienne du droit, université Paris-Nanterre ; Fabien Marchadier, professeur de droit privé à l’université de Poitiers ; Marie-Claude Marsolier, généticienne au Musée de l’homme, Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives-Muséum national d’histoire naturelle (CEA-MNHN) ; Corine Pelluchon, philosophe, professeur à l’université Gustave-Eiffel ; Thomas Perroud, professeur de droit public à l’université Paris-2-Panthéon-Assas ; François-Xavier Roux- Demare, doyen de la faculté de droit et maître de conférences en droit privé et sciences criminelles, université de Brest ; Jérôme Segal, maître de conférences en histoire à Sorbonne Université ; Véronique Servais, anthropologue ; Cédric Sueur, maître de conférences en éthologie et éthique animale ; Nicolas Treich, économiste.
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