Journal du reconfinement/Acte 3 ‘’En Roumanie, le loup cherche la cohabitation’’
Les loups n’ont jamais complètement disparu des forêts roumaines. Bien que cette espèce protégée subisse de fortes pressions, notamment sur son habitat, sa population se maintient et la cohabitation avec les humains s’organise.
Le loup (Canis lupus) est généralement décrit comme une espèce généraliste, en raison de sa large distribution historique et de son comportement alimentaire diversifié et adaptable… Photo : Wilda3/Pixabay CC
Dans les montagnes de Leaota, au cœur de la Roumanie, la route s’arrête pour les voitures. Les jambes avalées par la poudreuse, deux gardes forestiers s’activent pour atteindre le sommet. Grâce aux traces laissées dans le sol enneigé, il est facile de comprendre que les chemins de la forêt sont utilisés par de nombreux animaux sauvages. Liviu Ungureanu, en charge de la « vie sauvage » sur le secteur, contrôle les deux caméras qu’il a posées le mois dernier. Ces intrus indiscrets saisissent les passages des habitants des forêts (ours, loups, lynx, cerfs, sangliers). En cette journée de janvier, toute l’attention est portée sur un animal qu’on ne voit qu’à travers les traces qu’il laisse : le loup.
« En hiver, l’épaisse couche de neige nous permet d’identifier les traces des loups, explique Liviu Ungureanu en observant le sol accroupi. Que ce soient des empreintes, des excréments ou de l’urine, la neige les rend plus visibles. » Les gardes forestiers tentent ainsi de définir le nombre de loups, la composition des meutes et de leur alimentation. Dans cette propriété de 25.000 hectares de la fondation privée Conservation Carpathia (FCC), la chasse est interdite et l’analyse des grands carnivores se couple à de nombreuses discussions avec les populations vivant sur les terres. Car au-delà des traces de pas dans la neige, le loup laisse parfois sur son passage des carcasses de brebis ou de chèvres. Dans le premier plan d’action national dédié au loup en 2018 en Roumanie, les auteurs s’inquiétaient d’une hausse des conflits liés aux dommages sur le bétail par les loups. Selon eux, les raisons sont multiples : extension du territoire du loup et une augmentation du pâturage encouragé par les subventions. Malgré ces préoccupations, les voix qui se plaignent du loup restent timides.
« Les Roumains sont habitués à vivre avec cette espèce »
La fondation Conservation Carpathia a constitué une équipe de gardes forestiers dédiés à la résolution des conflits dans le secteur. Son responsable, Bogdan Sulica, relativise la conflictualité entre loups et éleveurs. « En trois ans de métier, je n’ai dû intervenir qu’une seule fois pour un conflit concernant un loup (les dommages sont plus généralement dus aux sangliers et aux ours). Les Roumains sont habitués à vivre avec cette espèce depuis la nuit des temps, même si je dirais qu’aujourd’hui le loup est un peu moins bien accepté. »
Si le loup n’a jamais disparu des Carpates roumaines, son histoire y est loin d’être linéaire. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, la chasse de loups existait sans réellement menacer la survie de l’espèce. L’historien Antoine Pierrot, qui travaille depuis plusieurs années sur la question du loup en Roumanie, estime qu’il y a pu avoir jusqu’à 10 000 loups dans l’entre-deux guerres. Pendant le régime communiste, le loup est déclaré ennemi du peuple et des campagnes d’extermination au poison sont mises en œuvre. Le carnivore sauvage risque l’extinction et, ce c’est que dans les années 1990, après la chute de Ceausescu, que les conventions de Berne et Washington sont finalement signées et les mesures de protection mises en place.
Une empreinte de loup dans la neige. Photo : Wilda3/Pixabay CC
Chasser le loup n’est interdit que depuis 2016. « Sauf dérogations », précise Gavril Marius Berchi, responsable WWF en Roumanie du projet Eurolarge Carnivores qui cherche à améliorer la coexistence avec les grands carnivores en Europe. Aujourd’hui, la population roumaine oscille entre 2 500 et 3 000 individus, et n’apparaît plus comme menacée. Pour le biologiste de WWF, la présence importante de grands carnivores s’explique par la géographie roumaine. « Malgré une urbanisation récente, nous avons encore de nombreux habitats naturels et comme nous avons peu d’autoroutes, les espaces sont moins fragmentés. Les proies sont ainsi nombreuses. » Autre conséquence de cette offre importante de proies selon Gavril Marius Berchi : les grands carnivores attaquent moins les animaux domestiques.
La biologiste Teodora Sin a mené une étude publiée dans Plos One sur l’alimentation des loups dans les Carpates en procédant à des analyses sur excréments. Les résultats sont nets : les proies des loups sont à 82 % composées d’animaux sauvages (sangliers, chevreuils, cerfs…), et seulement 14 % d’animaux domestiques (dont 9 % chiens, 3 % moutons, 2 % chèvres). Ces conclusions n’ont pas étonné la chercheuse qui assure que les loups réussissent assez peu à attaquer les troupeaux. « Bien que 44 % des bergers interrogés ont signalé une attaque de loups, seulement la moitié d’entre eux ont déclaré avoir perdu une brebis ou une chèvre. »
Dans ce pays où la tradition pastorale subsiste et où sont élevés 9,9 millions de moutons, loups et troupeaux partagent des territoires communs. Pourtant, les compensations pour dommages causés par les loups sont curieusement basses. En 2018, les Roumains ont reçu un peu plus de 150 compensations pour un total de 83 765 euros. À titre de comparaison, en France où les loups sont cinq fois moins nombreux, 3 615 demandes d’indemnisation ont été recensées pour une facture à 3,47 millions d’euros pour la même année.
Des attaques sous-déclarées
Si les attaques par les loups ne semblent pas légion en Roumanie, elles ne sont pas toutes déclarées. Gheorghe Dănuleţiu, berger de père en fils depuis des générations, assure que les loups lui prélèvent une douzaine de moutons par an. Pourtant le berger n’aurait reçu de compensation qu’une seule fois. Pour une attaque d’ours. Un ratio qui n’étonne pas Bogdan Sulica qui travaille avec de nombreux bergers dans la protection de leurs troupeaux. Selon lui, la plupart des bergers adoptent une attitude indulgente envers les canidés sauvages. « Les vieux bergers disent souvent ‘j’ai 10 bêtes pour le loup’. Ça fait partie de leur métier, ils sont habitués. » Le garde forestier note aussi la plus grande importance d’attaques des ours qui fait voir le loup comme « un moindre mal ». Au-delà d’une tolérance des bergers, ces derniers n’ont pas forcément intérêt à déclarer les attaques. « Souvent les dommages ne sont pas signalés étant donné que la valeur d’un mouton ou d’une chèvre est inférieur aux frais de déplacement et de demande d’indemnisation », peut-on lire dans le Plan national d’action pour le loup.
Une tolérance (ou fatalisme) attestée par un intérêt peu prononcé pour le loup dans les médias. « On ne parle jamais des attaques de loups en Roumanie, à part dans des cas exceptionnels quand des dizaines de bêtes sont massacrées. Mais en règle générale c’est plutôt un non-sujet », analyse l’historien Antoine Pierrot qui a épluché la presse roumaine.
Si les relations avec les loups ne font pas esclandre dans la presse et que les bergers semblent tolérer ce loup chipeur de bêtes, c’est aussi grâce à une bonne protection des troupeaux. Plusieurs initiatives ont vu le jour pour aider les bergers à s’équiper. La fondation Conservation Carpathia et l’ONG Fauna & Flora proposent toutes les deux de monter des barrières électriques, mais ces techniques modernes ne sont pas toujours vues d’un bon œil par les principaux intéressés. « Au début, les bergers étaient réticents, explique Mihaela Faur de l’ONG Fauna & Flora. Ce sont des infrastructures coûteuses, et ce n’est pas dans les traditions. »
Les chiens de bergers, une tradition efficace
Leur principale arme contre les bêtes sauvages est justement bien plus traditionnelle : le chien. Dans une récente étude sur le chien de berger roumain, les auteurs estiment même que la bonne protection des troupeaux par les chiens a contribué à la survie du loup dans ces territoires. Pour autant, le chien de berger qui semble si efficace en Roumanie fait l’objet d’intenses débats. En 2015, des centaines de bergers vêtus de leurs longues peaux de moutons ont manifesté contre une loi limitant le nombre de chiens. Pour eux, il est indispensable de posséder de nombreux chiens pour juguler les attaques des carnivores. Pour les conservationnistes, la qualité doit primer sur la quantité. « Certains bergers possèdent une quinzaine voire une vingtaine de chiens, explique Gavril Marius Berchi du WWF. Ce nombre excessif peut être une menace et déséquilibrer l’environnement car ils peuvent manger les proies des grands carnivores et leur transmettre des maladies. » Il milite pour une utilisation de races spécifiques de chiens. Une retient particulièrement l’attention : le chien de berger roumain des Carpates (Ciobanesc Romanesc carpatin). Utilisé depuis des siècles par les bergers traditionnels, il connaît un regain depuis que des élevages de chiots ont été créés à l’attention des bergers. Là encore, les frais sont importants. Comptez trois cents euros pour un chiot qu’il faudra encore éduquer et nourrir. Certaines ONG procurent gratuitement ces chiens aux bergers, mais sont encore loin de pouvoir en fournir à tous.
Un chien de berger face à un loup affamé. Capture d’écran YouTube/National Geographic Wild France
Pour Gavril Marius Berchi, promouvoir cette race de chiens roumaine peut être intéressant dans d’autres pays. « Les pays européens peuvent apprendre les uns des autres. Il faut prendre le bon —comme nos chiens traditionnels mais aussi les méthodes d’analyse et de protection modernes (analyses génétiques, barrières électriques)– et tirer des leçons de nos erreurs. » Pour ce responsable du projet Eurolarge Carnivore, le prochain défi roumain et européen pour protéger les grands carnivores est de limiter la fragmentation des territoires due à une urbanisation croissante.
Clara Robert-Motta/Reporterre (23 mars 2021)
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