Journal du Couvre-feu/J. 66 ‘’Ancien baroudeur et berger, Edouard Cortès a tout plaqué pour vivre dans un arbre’’

Publié le par Jean-Louis Schmitt

« Rien que l'arbre ! » C'est d'une citation trouvée chez Rostand qu'a jailli l'étincelle : Cyrano de Bergerac, à l'agonie, n'accepte pour tout appui qu'un tronc. Édouard Cortès décide de lui emboîter le pas. Pour sauver sa peau, un matin de février 2019, il file vers une forêt du Périgord noir qu'il connaît comme sa poche depuis l'âge des culottes courtes. Quelques mois plus tôt, il y a repéré un chêne dans lequel il construit une cabane, un perchoir qui offre refuge et apaisement. Il s'en persuade : c'est en concrétisant un rêve d'enfant qu'il pourra soigner une blessure d'adulte.

De mars à juin 2019, Édouard Cortès a vécu dans cette cabane qu’il a construite avec des matériaux de récupération, notamment les planches qu’il utilisait pour ses clôtures… Photo : Rodolphe Escher

Six mètres… Même pour une discussion perchée, cela fait haut. Vous êtes sûr qu’elle est solide, votre cabane ?

Edouard Cortès : Qu’est-ce que vous croyez ? (Rires.) J’y ai mis un soin infini. Et pour cause : il s’agissait de me reconstruire après une épreuve. J’avais besoin de me prouver que j’étais encore capable d’accomplir quelque chose d’utile, de beau. Six mètres carrés à six mètres du sol, cela peut sembler modeste. Une simple maisonnette, un petit nid. Accroché aux quatre branches d’un chêne. Rien de plus.

Comment l’avez-vous découvert, ce chêne ?

En menant mes brebis à travers le Périgord noir vers leur enclos hivernal. Je cherchais un chêne pour porter mes lassitudes. Il est solidement enraciné et surplombe tous les autres. Ce compagnon a fait naître en moi un nouveau printemps (il caresse l’écorce, pensif ). Oui, il m’a donné de sa force.

Où sommes-nous ?

Dans les forêts de ma jeunesse. Celles où j’ai bandé mes premiers arcs, épié mes premiers sangliers. Mystérieux et sauvage, ce massif s’étend entre Sarlat et Rocamadour. Mais permettez-moi d’en taire le nom. J’aimerais que ce lieu reste secret…

Photo : Rodolphe Escher

D’où vous vient la passion des arbres ?

De ma première balançoire sous un marronnier. Des milliers d’ascensions dans les ramures, en m’imaginant en haut d’un phare, d’un mât. En fabriquant cette cabane, j’ai retrouvé le pays merveilleux de l’enfance.

À 40 ans, était-ce bien sérieux ?

C’était une urgence : je titubais au bord du parapet de ma vie. (Il marque un silence, la pluie cingle les carreaux.) J’avais besoin de me restaurer après sept années en tant qu’agriculteur, dont deux très sombres. D’abord comme berger sur les bords de Loire. Puis, formation agricole en poche, à la tête d’une ferme. J’avais une centaine de brebis et trois cents oies. Je cultivais aussi du safran. Mais les choses n’ont pas tourné comme prévu.

Avez-vous péché par idéalisme ?

Sans doute. Mon rêve d’enracinement s’est fracassé contre la réalité. Une grande partie du métier d’agriculteur se joue dans les lignes de compte et les dossiers de subventions, devant un ordinateur. Je me suis laissé engloutir. J’ai sombré, épuisé. Je ressentais une injustice. Le consommateur n’achète pas nos productions à leur prix réel. Comme de nombreux confrères, j’éprouvais une double peine : travailler énormément, en aimant mes bêtes et ma terre, et ne jamais être rétribué à la hauteur de ma peine.

À quel moment décidez-vous de jeter l’éponge ?

Le jour où je réalise qu’il faudrait emprunter davantage pour bâtir une bergerie, alors que mes revenus suffisent tout juste à faire vivre la famille. S’ensuit une année de déni, d’hésitations, hantée par les idées noires. Plutôt que de me passer la corde au cou, comme tant de paysans terrassés, je me résous à liquider l’affaire. Les larmes aux yeux, je vois mes bêtes s’éloigner dans la bétaillère. Je me suis lamentablement planté. Mais de cette « plantade », j’ai essayé de faire germer quelque chose.

Photo : Rodolphe Escher

Qu’est-ce qui vous encourage alors à vous « enforester » ?

Mes chagrins. Et aussi ma femme, Mathilde. Préoccupée par mon désespoir, elle m’a pris à part : « Va prendre l’air. Fais un break. » Bon, elle n’imaginait pas que je finirais dans un arbre. Et que cela durerait trois mois (Rires).

On vous connaissait comme pèlerin de Jérusalem, arpenteur de Kaboul, auteur de récits à succès… L’immobilité, n’était-ce pas contre nature ?

Je voulais me cacher. J’avais besoin de consolation. Je rêvais d’une thébaïde comme celle des ermites et des Pères du désert, afin de m’épanouir loin de l’agitation. Après avoir tant cheminé, dans ma vie d’écrivain voyageur, puis comme berger itinérant, cette fois-ci, dans ces forêts, c’est l’inattendu qui m’a visité. Le mouvement de mon existence s’est inversé.

Qui furent vos compagnons ?

Les renards, les cerfs, les mésanges, les chauves-souris… Autour d’un chêne gravitent environ 250 espèces. J’ai aussi appris à mieux connaître le monde végétal. En apposant ma loupe sur un lichen, j’avais l’impression de me retrouver devant les lacs de Bande Amir, en Afghanistan. J’ai trouvé l’émerveillement dans l’immobilité.

Vraiment ?

Oui. Il suffisait d’attendre que la beauté du monde s’offre à moi. Le long de cette branche, j’ai scruté une procession de fourmis (il retrace leur périple avec son doigt). J’ai retrouvé la gaieté grâce à l’observation du minuscule comme de l’immense (il lève les yeux vers l’oculus du toit). L’arbre a été mon maître, lui qui plonge ses racines dans les ténèbres pour faire jaillir du neuf.

Quitte à se priver des siens ?

Mathilde était prête à tout pour que je guérisse. Quand elle a compris que j’envisageais de jouer au gland en haut d’un arbre, elle n’a pas été surprise. Pour mes enfants, ce nid perché sur une colline, au bout d’un chemin inaccessible, c’était inouï. En fin de séjour, je les ai accueillis à tour de rôle. Nous avons observé les nervures des feuilles, les lis martagon, si rares, qui fleurissaient au pied de l’arbre…

Les Français ont vécu deux confinements très numériques. Qu’en a-t-il été de votre retraite sylvestre ?

Ici, pas d’écran, pas de réseaux sociaux, d’eau courante ni d’électricité : la simplicité volontaire ! Pendant la pandémie, au contraire, tout a été fait pour nous connecter davantage. Certes, de beaux liens familiaux ont pu se développer. Mais on court aussi le risque de se déconnecter du réel. Moi, je choisis le très haut débit de la sève. Je veux être relié à la réalité de la nature (une bourrasque fait tanguer la cabane, le tronc se met à grincer). Vous voyez : là on se sent exister ! Le végétal avant le digital !

Seriez-vous un brin mystique ?

Possible… Ici, j’ai expérimenté la louange pure, à la manière franciscaine. J’ai touché du doigt le « tout est lié » qu’exprime le pape François. Mon dégoût du monde et des hommes m’empêchait de me relier à eux. La Création m’a redonné le goût de la créature que j’étais. Et donc des autres créatures. Alors j’ai pu redescendre.

Photo : Rodolphe Escher

Vous me faites penser à Zachée, perché sur son sycomore, dans l’Évangile…

Je n’avais jamais fait le rapprochement. Le Créateur s’est-il invité dans ma cabane, comme le Christ à la table de Zachée ? Peut-être bien… Sa voix affleurait dans chaque bruissement. La branche à laquelle je me suis raccroché, c’était peut-être le doigt de l’espérance.

Se retirer, n’est-ce pas une facilité ?

Je préfère me droguer de sève brute que de fuir dans d’autres paradis artificiels !

Tout est simple et beau dans cette cabane. Vous avez du goût !

J’ai réutilisé les piquets d’acacia et les planches des clôtures de mes brebis pour construire le lit, le plancher et les coffres. Donner une seconde vie aux matériaux de ma ferme faisait partie de ma reconstruction.

Votre livre est-il un manifeste écolo ?  

Oui ! Et aussi un hymne aux forêts. L’arbre est à la base de la terre arable qui nous permet de remplir notre assiette, à l’origine de l’air pur que nous respirons… Nous ne pouvons délier notre sort du sien. Il faut trouver de toute urgence de quoi enforester nos âmes. Quand les forêts brûlent, les arbres et les hommes toussent ensemble.

Que retenez-vous de ces trois mois ?

La sérénité. Son effet semble se prolonger en moi. Mon intimité avec la nature s’est approfondie. Cela a réveillé mon envie de vivre. Comment ai-je pu désirer la mort à un moment, et me sentir si vivant aujourd’hui ? J’ai frôlé l’abîme. Et tout d’un coup, la sève de vie me traverse de nouveau. C’est vertigineux.

Et maintenant ?

Je n’ai aucun plan. La forêt rend libre. J’aimerais chercher l’essentiel désormais bien caché dans les marges de la modernité. Ma priorité est de veiller sur mes proches, de passer du temps avec eux. Ensuite, je reprendrai sans doute mes voyages et mes travaux d’écrivain. J’ai l’impression de savoir où je vais. Comment y aller, c’est une autre histoire !

Du haut de ce chêne, ballotté par le vent, quel regard portez-vous sur 2021 ?

Jadis, on criait « aux arbres ! » pour se mettre en sécurité. Il nous faudrait retrouver ce bon vieux réflexe. Mais dans le sens :   « À la nature ! » Cachée dans les canopées, enfouie sous les frondaisons, se trouve une part de notre espérance. Nos esprits ont été abasourdis par l’année 2020. Trouvons une faille dans la tempête. Une porte de sortie. Là-haut, j’ai appris à aiguiser mon regard. Dans mon arbre, j’ai saisi que ce ne sont pas les merveilles qui manquent au monde mais notre regard qui manque au merveilleux. Lui seul peut nous permettre de trouver une immunité intérieure, en renouant avec le temps, le silence et la beauté.

Par la force des arbres : Edouard Cortès, Éd. Équateurs, 174 p. ; 18 €

Photo : Rodolphe Escher

Cela fait plusieurs mois qu’Édouard Cortès n’a pas poussé la porte de son refuge sylvestre. Entre-temps, des loirs y ont élu domicile. Nous sommes presque gênés de troubler leur hibernation. La tempête souffle. Dans la cabane aux airs de phare, il faut avoir le cœur bien accroché. Faute de train avant le lendemain, Cortès me propose de dormir sur place, bercé par les bourrasques et les esprits de la forêt. 2021 débute bien !

Francois-Xavier Maigre (05.01.2021)

 

 

 

 

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Z
Je comprends combien cette voie de reconstruction doit être positive, mais , c'est bien que cela reste exceptionnel !
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F
Cette voie de reconstruction un peu extrême ne sera sans doute que très exceptionnellement choisie et c'est tant mieux pour la biodiversité et les arbres qui n'ont pas besoin qu'on les squatte à ce point. Il y a tellement d'autres façons de revivre au contact avec la nature.
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B
C'est chouette pour cet homme d'avoir réalisé son rêve d'enfant en haut d'un chêne !!
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D
Totalement contre l'envahissement de l'espace par les humains. Que ce soit la mode des cabanes (maisons) dans les arbres, celles sur les étangs (dans les deux cas tout autant pour les particuliers que dans le cadre touristique d'accueil)... en passant par l'activité de marche dans les ruisseaux ou descente de torrents en combi... sans oublier la grimpe dans les falaises, les activités de vol, le nautisme quel que soit les plans d'eau, le ski...et j'en passe (on pourrait y inclure la conquête spatiale à présent). Ce syndrome d'envahissement est la base du problème que représente le phénomène de l'humanité depuis toujours, et toujours plus, associé à son nombre (population), sa technologie galopante et ses besoins vitaux dévorants. Laissons les chênes et autres centenaires aux geais et écureuils; apprenons à plutôt y laisser pousser le lierre, élément important de l'écosystème "arbre" et épargner à l'arbre qui a échappé un temps à la tronçonneuse de devoir subir nos névroses. Laisser en paix cette strate du vivant ,plutôt que vouloir sans cesse tout envahir, me semble bien plus intelligent. Chacun à sa place pour que lieux et espaces sans nous puissent encore exister même ponctuellement à petite échelle! Le pittoresque ne doit pas masquer l'essentiel....
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J
Très bon plaidoyer Dom : j'adhère même si je comprends ce besoin "d'éloignement" et de rupture momentanée d'avec la société ! Tout à fait d'accord pour qu'on fiche la paix aux plantes (et donc aux arbres) ainsi qu'aux animaux : dans la nature, nous ne serons jamais que des intrus ! Quoique... Je suis en train de lire "L'homme-chevreuil" de Geoffroy Delorme et son récit est particulièrement captivant et riche en enseignements ! De quoi revoir quelques a prioris propre à notre espèce...
D
Merveilleux chemin de vie !
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C
Trouver refuge dans un arbre pour soigner ses plaies, je trouve l'idée très poétique ! Et, de toute évidence, la thérapie a totalement fonctionné pour ce monsieur qui en est redescendu rasséréné et en a même puisé l'énergie d'en écrire un livre ! C'est bien mieux que d'avaler des tonnes de cachets et d'engraisser l'industrie pharmaceutique qui, actuellement, grâce à la covid, est sur un nuage...
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J
Le plaisir est dans la diversité mais difficile d’y voir une solution durable et généralisable
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J
Vivre dans un arbre, quelle chouette idée ! Y construire sa ‘’cabane’’, spartiate mais malgré tout confortable, puiser la force du chêne, épier depuis son perchoir la vie de la forêt, s’y reconstruire… Edouard Cortès a choisi la meilleure voie possible ! <br /> Après, soyons réaliste : ‘l’aventure’’ n’a pas duré des années mais juste une saison et pas la plus mauvaise… <br /> De tout cela, je retiens surtout cette phrase : ‘’ Je préfère me droguer de sève brute que de fuir dans d’autres paradis artificiels !’’. Comme je le comprends…
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C
C'est vraiment intéressant et captivant! Bon jeudi!
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D
plus confortable que la colonne du stylite
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