Journal du couvre-feu/J 81 ‘’Quand le peuple des fleuves disparaît’’
Barrages, produits polluants, algues brunes... L'apron du Rhône tente de survivre tant bien que mal mais figure quand même dans la liste des espèces les plus menacées. Et le même sort risque d'arriver à ses camarades des fleuves…
Pourquoi l’Apron du Rhône ne trouverait il pas sa place aux côtés des pangolins et autres pandas qui alarment nos consciences ? C’est en substance ce que m’a demandé le collectif SOS Loue et Rivières Comtoises, qui plaide pour ce poisson flirtant avec la disparition. Avec sa vingtaine de centimètres, sa tête aplatie, ses quelques bandes noirâtres barrant son corps, il n’a certes pas l’allure d’un vaillant brochet ou d’une belle carpe mais il mérite pourtant toute notre attention car il figure parmi les espèces les plus menacées de la planète.
Endémique au fleuve dont il porte le nom, on le savait présent sur quelques 2 200 km de linéaire de cours d’eau durant le XXe siècle, il occuperait moins de 200 km aujourd’hui. En cause ? Le bouleversement de son milieu naturel soumis à des constructions de barrages et autres écluses condamnant les poissons à limiter leurs potentialités d’échanges, donc de reproduction. Et ce ne sont pas les quelques dizaines de milliers d’alevins relâchés dans les cours d’eau qui peuvent compenser l’effroyable déclin. Le collectif SOS Loue et Rivières Comtoises pointe d’autre motifs tout aussi impactant avec, en tête, l’intensification de l’agriculture en Franche-Comté. « Il n’est pas seul à souffrir » précise l’association, qui constate un déclin général des poissons de 50 à 80 %. De même, les éphémères dont les heures sont naturellement comptées, disparaissent avant même leur fugitive existence. Les plécoptères ne sont guère mieux lotis. Surnommés « mouches de pierre », ces insectes au corps mou qui s’affichent dans les cours d’eau depuis le carbonifère, viennent eux aussi à s’estomper. De même que les trichoptères, reconnaissables à leurs ailes poilues, pourtant si bien adaptés aux eaux douces. Tout ce petit monde est en déclin de 25 à 50 % résume une étude rendue l’année dernière par l’Université de Franche-Comté, le CNRS, le département du Doubs, la région et l’agence de l’eau dont on ne saurait mettre en doute les compétences.
Le travail des scientifiques révèle également que l’on assiste à une augmentation sensible de l’azote. Dans la Loue, par exemple, les prélèvements ont démontré que 85 % au moins étaient d’origine agricole. Quant aux pics de concentration, ils apparaissent principalement en automne et en hiver, lorsque les crues apportent les polluants à la rivière. Dès lors, les bactéries et les algues brunes colonisent le milieu en favorisant l’eutrophisation d’été. Engrais chimiques, fumiers, lisiers, déjections en pâtures sont autant de polluants se désole SOS Loue et Rivières Comtoises qui plaide pour l’avenir de l’apron, dont le mode de reproduction n’est guère favorable puisqu’il ne peut donner la vie qu’une fois ou deux durant sa courte vie de 2 à 3 ans.
Désormais, chacun est lucide d’une situation intenable, reste à agir pour inverser la tendance, ici et ailleurs. À ce propos, une étude publiée par Nature en décembre dernier, suggère que l’Europe tout entière est coupable d’agression à l’égard du peuple des fleuves. Un organisme peut difficilement parcourir plus de 1 000 mètres sans être arrêté par de grandes barges ou par une myriade de structures du type gués, écluses, rampes en tous genres, etc…
L’affaire n’est pas nouvelle, des observations datant du Moyen-âge prouvent que les constructions de moulins contrariaient déjà les saumons voulant gagner leur frayère au point d’avoir réduit leur population de moitié. « Mais à l’époque, la densité de ces poissons était si grande que personne ne s’en inquiétait » précise Karl M. Wantzen, professeur d’écologie à l’Université de Tours et auteur de l’analyse du phénomène européen, qui conclut que presque toutes les grandes espèces de poissons migrateurs du monde sont arrivées au bord de l’extinction en moins de deux siècles. C’est ainsi que les esturgeons, véritables fossiles vivants vieux de 250 millions d’années, se sont estompés des fleuves et rivières au point d’en disparaître.
Comment envisager l’avenir en intervenant pour réduire l’impact des barrages ? Pour répondre, il faudrait commencer par les recenser, car personne aujourd’hui ne dispose d’une carte crédible. Plusieurs projets ont été lancés pour combler ce manque d’information mais les protecteurs de la faune d’eau douce admettent qu’il s’agit d’un travail titanesque, même si des pays comme la France ont déjà établi des banques de données sur les obstacles à l’écoulement. La revue Nature a également publié un « Atlas des barrières » révélant une situation affligeante et sous-estimée jusqu’alors puisqu’elle dévoile plus d’1,2 million d’obstacles en Europe. Alors que 10 % des entraves sont d’un usage caduc et pourraient être effacées du paysage si l’on s’en donnait la volonté…
Allain Bougrain-Dubourg
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