Dans le Morvan, la bataille contre la monoculture de pins Douglas s’organise
Des habitants dénoncent les coupes rases de feuillus, qui nuisent à la biodiversité du massif, aujourd’hui composé à 50 % de résineux, et défendent une exploitation plus durable de la forêt.
Un membre de l’association Canopée constate les dégâts d’une coupe rase sur la commune de Saint-Martin-du-Puy (Nièvre), le 4 juin. Photo : Jean-Luc Luyssen/Le Monde
Racines à l’air, des grosses souches d’arbres et des entassements de branches cassées parsèment le terrain mis à nu par des engins mécaniques. Au lieu-dit Le Paradis, non loin de Brassy, dans la Nièvre, la coupe rase a ouvert l’horizon sur les douces collines vertes bourguignonnes. Le paysage résume bien les enjeux qui opposent les exploitants forestiers à ceux qui, au nom de la défense de la nature, sont de plus en plus remontés contre l’industrialisation du secteur du bois dans le massif du Morvan. D’un côté de la parcelle se dressent encore des feuillus : chênes, hêtres, charmes, mêlés aux bouleaux, châtaigniers, houx ; de l’autre, des pins Douglas alignés en rangs serrés forment un rideau compact. L’ancien chemin qui menait là est défoncé. Du petit muret qui le longeait ne restent plus que des pierres éparpillées dans les ornières.
« L’agriculteur l’a explosé pour planter une rangée de plus de sapins de Noël, soupire Nicolas Henry, dit Grand Nico. Notre objectif à nous est de sauvegarder la biodiversité et lutter contre l’enrésinement du Morvan ! » Il ouvre la marche à travers les bois qu’un groupement forestier de plus de deux cents sociétaires, Le Chat sauvage, acquiert hectare par hectare depuis quatre ans. Certains d’entre eux lui emboîtent le pas : un forestier de l’Office national des forêts (ONF) à la retraite, un ancien militaire, une adhérente d’association environnementale, un conseiller municipal d’une commune voisine. « On devrait atteindre une centaine d’hectares cet été, puis vendre en 2021 nos premiers arbres via un futur circuit court, précise Régis Lindeperg, coadministrateur du Chat sauvage et coordinateur de SOS Forêts, un collectif d’associations. Nous en abattrons quelques-uns arrivés à maturité, sans toucher les autres autour afin de préserver l’écosystème. Une forêt bien gérée se régénère. Pas besoin d’y planter de nouvelles espèces. »
Le bois des feuillus stocké sur le site de la coupe rase, à Marigny l’Eglise, le 3 juin. Photo : Jean-Luc Luyssen/Le Monde
En redescendant, des moteurs de tronçonneuses résonnent au loin. Trois énormes camions se succèdent sur la petite route, chargés à l’extrême de troncs en grumes ou en tronçons de deux mètres. Une très grande partie des arbres morvandiaux partent en fumée, sous forme de granulés de chauffage et de pellets pour alimenter les centrales thermiques. En mars 2019, l’Etat et les élus de Bourgogne-Franche-Comté ont adopté un contrat régional forêt-bois qui fait du Morvan une région prioritaire pour la fourniture de résineux, avec l’aval du ministère de l’agriculture. Cette spécialisation s’est esquissée dès les années 1960, et, subventions aidant, le massif est aujourd’hui peuplé de résineux à plus de 50 %, au détriment des feuillus. La monoculture intensive de Douglas ou d’épicéas permet de récolter au bout de trente ou quarante ans, au lieu de cent vingt ans au moins pour le chêne.
Mais l’acceptation sociale s’émousse chez les randonneurs, cueilleurs de champignons, chasseurs… Les habitants sont les premiers à indiquer l’emplacement des parcelles les plus impressionnantes, propriétés d’investisseurs institutionnels : banques, sociétés d’assurances… Les coupes à blanc qui dégarnissent des collines entières sur plusieurs centaines d’hectares échappent souvent au regard derrière un rideau de feuillus épargnés en bordure de route. L’érosion en ravine les pentes, entraîne la mince couche d’humus forestier et laisse apparaître roche et sable.
Lutte contre les coupes rases
Grand Nico et Régis Lindeperg sont deux anciens de la lutte contre l’implantation d’une scierie géante dans la Nièvre, couplée à une centrale thermique et à une usine de pellets, Erscia, qui a fédéré les opposants à l’industrialisation de la production de bois. Le projet a été stoppé par le Conseil d’Etat en 2013 et son promoteur a connu depuis de sérieux démêlés avec la justice belge.
« L’engin le plus redouté ici, c’est l’abatteuse Hannibal 50, comme 50 tonnes, avec son bras de 15 mètres. Un nom pareil, ça fait peur, hein ?, lance Régis Lindeperg. Parfois le sol est tellement abîmé qu’ils doivent mettre de l’engrais avant de planter. Dans les années 1970, c’était pire : ils nettoyaient les terrains au napalm en hélicoptère ! » L’espèce en vogue était alors l’épicéa. Attaqués par le scolyte, un insecte pathogène qui a prospéré dans les monocultures, les épicéas dépérissent actuellement et leurs cimes desséchées dessinent des taches rousses dans le vert morvandiau.
Coupe à blanc d’une forêt de feuillus en vue d’enrésinement, le 3 juin. Photo : Jean-Luc Luyssen/Le Monde
Début juin, il y a de l’animation à Brassy. SOS Forêt Bourgogne et Canopée, une association membre des Amis de la Terre, ont accroché des banderoles contre les coupes rases sur des commerces du village. Une trentaine de militants sont aussi allés brandir des affiches à l’usine degranulés Biosyl de Cosne-sur-Loire (Nièvre). Sylvain Angerand, fondateur de Canopée, dénonce l’absurdité de détruire les stocks de carbone des forêts anciennes alors que s’avance la crise climatique. Quelques mois plus tôt, le 17 novembre, 550 personnes de tous âges avaient dessiné de leurs corps un grand « STOP ! » sur un terrain coupé à blanc par la coopérative Unisylva.
Selon le parc naturel régional du Morvan, 39 espèces d’oiseaux et de chauves-souris dépendantes des peuplements de feuillus sont menacées. Photo : Jean-Luc Luyssen/Le Monde
« Sur ce sujet, on est dans l’émotionnel. Visuellement, les paysages changent, voilà tout, argumente le directeur général d’Unisylva, Gilles de Boncourt. Une parcelle plantée d’arbres du même âge, c’est ce qu’il y a de plus rationnel. On en enlève progressivement, et, à la fin, c’est “clear and cut” : on coupe tout. Certaines associations disent que cela nuit à la biodiversité, je n’ai lu aucune étude scientifique qui le confirme. C’est une autre biodiversité qui s’installe. Derrière leurs thèses, il y a des ambitions politiques ! » D’ailleurs, selon M. de Boncourt, les techniques ont bien progressé depuis les années 1990 : une buse protège désormais les ruisseaux lors du franchissement des engins et un arbre mort par hectare est laissé à terre.
Le rôle d’Unisylva n’est pas seulement de vendre du bois-énergie, la coopérative élabore aussi un diagnostic, propose une stratégie d’exploitation à ses adhérents et leur offre ses services pour la mettre en œuvre. « Nous accompagnons 12 200 propriétaires qui possèdent de 1 000 à 5 000 hectares, rapporte son directeur. Comme pour les terres agricoles, la valeur de la forêt repose sur le sol ; elle ne vient pas des arbres, mais de leur récolte. »
« Comme pour les terres agricoles, la valeur de la forêt repose sur le sol ; elle ne vient pas des arbres, mais de leur récolte » Gilles de Boncourt, directeur général d’Unisylva
Eloge de la rentabilité du côté de la filière bois contre défense des piverts, pics noirs, lynx, renards, insectes, pipistrelles et amphibiens : à chacun sa vision, irréconciliable, d’une gestion durable de la forêt. Si les terrains dénudés se couvrent certes pendant un temps d’une nouvelle vie – fougères, ronces, digitales –, en grandissant, les jeunes Douglas éliminent la faune du sous-bois dans leur ombre. Selon le parc naturel régional du Morvan, 39 espèces d’oiseaux et de chauves-souris dépendantes des peuplements de feuillus sont menacées, ainsi que 28 plantes rares. Les hêtraies montagnardes, situées au-dessus de 700 mètres d’altitude, ont régressé de 80 % à cause de l’enrésinement.
« L’opinion est avec nous »
Du côté d’Autun (Saône-et-Loire), une autre structure comme celle du Chat sauvage gère près de 300 hectares : le Groupement forestier pour la sauvegarde des feuillus du Morvan, créé en 2003. Lucienne Haese en est la vice-présidente. Le 5 juin, à la maison du parc naturel, à Saint-Brisson (Nièvre), à l’occasion d’une conférence de presse – où les gendarmes ont tenu à contrôler les présents, journalistes y compris –, la militante historique, 79 ans ce jour-là, ne mâche pas ses mots. « En trente ans, j’en ai vu et des réunions, et des chartes… Tout est resté lettre morte sur le terrain, lance-t-elle. Je n’arrive pas à croire qu’ils veuillent faire de nos forêts des usines à bois ! La protection de l’eau et de la biodiversité sont des biens communs, leur préservation doit être inscrite dans la loi ! »
Une parcelle gérée par l’association Le Chat Sauvage sur la commune de Brassy (Nièvre). Photo : Association le Chat Sauvage
Le président du parc naturel du Morvan, Sylvain Mathieu (divers gauche), constate à son tour : « L’opinion est avec nous, c’est évident. Notre richesse, ce sont nos paysages qui attirent les touristes et de nouveaux habitants, mais le logiciel de l’administration dit toujours qu’il nous faut produire du bois pour la France », regrette l’élu, qui est aussi vice-président de la région, chargé précisément de la filière bois et de la forêt. Depuis des années, le parc naturel demande à pouvoir donner un avis consultatif sur les plans de gestion sylvicole et cherche à lutter contre les coupes rases de plus d’un demi-hectare dans le massif. Pour l’instant, l’Etat ne lui a pas permis d’inscrire cette possibilité dans sa charte sur le point d’être renouvelée pour la période 2020-2035.
Martine Valo/Le Monde (02.07.2020)
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