Pablo Servigne, théoricien de l’effondrement : « Cette crise, je ne l’ai pas vue venir, alors que je la connaissais en théorie »

Publié le par Jean-Louis Schmitt

La pandémie est, selon lui, une « crise cardiaque générale », qui montre l« extrême vulnérabilité de nos sociétés ».

Pablo Servigne, auteur et chercheur, créateur avec Raphaël Stevens du concept de collapsologie, à Montpellier, en octobre 2018. Photo : Xavier Malafosse/ Sipa Press

Pablo Servigne, auteur et chercheur, créateur avec Raphaël Stevens du concept de collapsologie, à Montpellier, en octobre 2018. Photo : Xavier Malafosse/ Sipa Press

Crise sanitaire, chômage de masse, pénuries de médicaments, risque de rupture des chaînes dapprovisionnement… Le coronavirus est-il le signe dun effondrement à venir de notre civilisation, tel que lont pensé les colapsologues ?

Pour Pablo Servigne, lun des principaux théoriciens de la collapsologie, coauteur de plusieurs livres, dont le best-seller « Comment tout peut seffondrer » (Seuil, 2015), la pandémie de Covid-19 est une « crise cardiaque générale », qui montre l« extrême vulnérabilité de nos sociétés ». Il appelle à renforcer les solidarités, le local, lautolimitation et lautonomie.

La pandémie de Covid-19 constitue-t-elle un signe avant-coureur dun effondrement à venir de notre civilisation ?

Cest un signe avant-coureur de possibles effondrements plus graves. La pandémie montre lextrême vulnérabilité de nos sociétés, leur degré dinterconnexion, de dépendances et dinstabilité.

Elle montre aussi très bien la stupidité, la criminalité et la contre- productivité des politiques néolibérales qui vont à lencontre du bien commun, en ayant démantelé – entre autres – les services de santé, ou en nayant pas suffisamment prévu de stocks de masques.

Est-on pour autant en train de vivre un effondrement ? Cest une question pour les archéologues du futur. Ce qui me semble évident, cest que lon est en train de vivre une crise cardiaque générale. Plus on attend, plus les tissus se nécrosent, et plus il sera difficile de repartir comme avant.

Le piège serait de considérer cette crise comme uniquement sanitaire. En réalité, elle a des causes et des conséquences externes à la santé –économiques, écologiques, politiques, financières. Cest une crise globale, systémique. Nous nétions pas du tout préparés à un choc aussi rapide et brutal, dabord parce que ce nest jamais arrivé sous cette forme, mais surtout parce que la plupart des gens ne voulaient pas y croire, malgré les avertissements scientifiques depuis des années.

Comment avez-vous réagi devant lampleur de la crise en cours ?

Cest paradoxal : janticipais beaucoup de graves crises, en particulier financière, climatique ou énergétique, mais celle-là, je ne lai pas vue venir, alors que je la connaissais en théorie. Pendant quelques jours, jai été sidéré, anesthésié. J’ai vécu ce déni que nous décrivons dans nos livres. Lorsque jai changé mon quotidien, un peu avant la plupart des gens, jai même culpabilisé de mettre en place des mesures antisociales, par crainte de passer encore pour un catastrophiste.

La leçon que jen tire, cest quau fil des années, lassé de passer pour un oiseau de mauvais augure, dêtre toujours accusé dexagérer le propos, jai « lissé » ma présentation des risques : dans les conférences ou les articles, je ne citais même plus les pandémies, parce quelles font très peur. Je me suis pris à mon propre piège de vouloir tempérer mes propos pour parler à un grand public.

Cette crise sanitaire et économique pourrait-elle déboucher sur un effondrement généralisé ?

Cela pourrait être le cas par des enchaînements et des boucles de rétroactions, dont les conséquences sont par définition imprévisibles. Par exemple, si la finance seffondre, met à mal les Etats, provoque des politiques autoritaires ou identitaires, cela pourrait déboucher sur des guerres, des maladies et des famines, qui, elles, interagissent en boucle. Cest un risque, mais ce nest pas inexorable.

Quand on voit les millions de nouveaux chômeurs, létat des finances, la dépendance aux importations dénergie, les tensions accumulées en France qui font quon a une poudrière sociale, la perte de confiance envers les gouvernements, la compétition entre pays qui saccroit, on voit que la pandémie a considérablement augmenté les risques deffondrement systémique.

Pourtant, on est encore loin de la définition de leffondrement donnée par Yves Cochet [ex-ministre de lenvironnement et un des penseurs de la collapsologie] : labsence daccès aux besoins de base (alimentation, eau, logement, santé, etc.) par des services encadrés par la loi.

On sen rapproche potentiellement. Dans cette « crise cardiaque », le corps social est encore vivant, mais si ça continue et si des mauvaises décisions sont prises, on risque la désintégration rapide des services « encadrés par la loi ».

Avec la collapsologie, nous avons surtout mis en évidence que des grands chocs systémiques étaient possibles. Les catastrophes sont désormais la réalité de la génération présente : nous en vivrons de plus en plus tout au long du siècle. Non seulement elles seront plus fortes et plus puissantes, mais elles viendront de toutes parts (climat, économie, finance, pollutions, maladies…). Cela pourra provoquer des déstabilisations majeures de nos sociétés et de la biosphère, des effondrements.

Comment analysez-vous la réaction des gouvernements face à la pandémie ?

Le gouvernement a réagi de manière tardive et autoritaire, et assez maladroite. Dune certaine manière, on peut le comprendre car cest la première pandémie que lon vit depuis des décennies, et la première qui ne soit pas une grippe influenza.

Mais le problème est quil y a une grande défiance envers les autorités depuis des mois, voire des années, dont elles sont les principales responsables. Alors, pour être entendus, les pouvoirs publics ont dû jouer la surenchère autoritaire, ce qui va renforcer à terme la perte de confiance. Cest une mauvaise trajectoire, qui peut déboucher sur une crise sociale et politique majeure en France. Les gouvernements réagissent aussi avec une rhétorique militaire, en faisant appel à la police et à larmée. Je ne vois pas un état de guerre, je vois un état de siège. Comme une citadelle assiégée, tout est à larrêt, et pour tenir le plus longtemps possible, confinés, il nous faut prendre soin les uns des autres, réduire nos besoins, partager. Lennemi nest pas extérieur mais intérieur, nous devons revoir notre rapport au monde.

La vie confinée nous prépare-t-elle à la vie dans une société effondrée ?

La plupart des Français vivent encore dans de très bonnes conditions, avec de la nourriture, de leau, une sécurité et Internet. Mais une partie de la population est déjà effondrée en quelque sorte, les soignants, les précaires, les malades, les endeuillés.

Reste que le confinement est une expérience très intéressante de renoncement : on renonce aux transports, aux voyages, etc. Dans quels cas est-ce désagréable ou agréable ? Quand le déconfinement viendra, on aura goûté à ce qui était vraiment essentiel. Les questions de vie ou de mort nous amènent à une certaine sagesse. Cela nous apprend lautolimitation et l’humilité, ce qui est capital pour la suite.

Beaucoup de propositions affluent déjà pour construire le « monde dʼaprès ». Comment le voyez-vous ?

La pandémie a créé une brèche dans limaginaire des futurs politiques, où tout semble désormais possible, le pire comme le meilleur, ce qui est à la fois angoissant et excitant.

Il faut dabord assurer une continuité des moyens dexistence des populations, tout en retrouvant une puissance des services publics du « soin » au sens large (alimentation, santé, social, équité, écologie…), ce qui peut se faire rapidement par des politiques publiques massives et coordonnées, de type création de la sécurité sociale, New Deal, plan Marshall, etc.

Mais une politique publique forte ne garantit pas un changement profond et structurel. Cest donc le moment de tourner la page de lidéologie de la compétitivité et de légoïsme institutionnalisé et d’aller vers plus de solidarité et dentraide.

Il faut aussi retrouver de lautonomie à toutes les échelles (individuelle, locale, nationale). Bref, des principes inverses au monde actuel, globalisé, industriel et capitaliste ; tout ce qui amène à revenir à la vie, à contrer une société mortifère. Les changements devront être sociaux et individuels, cest-à-dire que lenjeu est politique et spirituel. S’il manque lune des deux faces, je pense que cest voué à léchec. Sans oublier le plus important, cest un processus commun, délibératif, le plus démocratique possible.

Je suis aussi persuadé quon va vivre une succession de chocs qui vont restructurer nos sociétés de manière assez organique. On va un peu concevoir ces transformations mais surtout les subir. La grande question est de savoir si on arrivera à sadapter. Quand on soumet lorganisme à des chocs répétés, il se renforce à terme, sauf si les chocs sont trop rapides et trop forts ; dans ce cas, il meurt…

 

Audrey Garric/Le Monde (10 avril 2020)

 

 

 

 

 

 

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Publié dans Point de vue

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K
Merci encore pour cet article...<br /> J'ai lu, il y a peu, le best-seller « Comment tout peut s’effondrer » <br /> Que vivrons-nous "après" ? Je crains que ce ne soit guère réjouissant.
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Z
Donc, le pire n'est pas sûr mais probable! Pendant des décennies , les pros ont gentiment alerté qu'on allait dans le mur sans que ceux qui ont la manette du frein les écoutent, alors maintenant qu'on est dans le mur , seront-ils toujours aussi sourds ... la suite au prochain numéro!
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E
"Avant de soigner quelqu'un, demandez-lui s'il est prêt à abandonner les choses qui le rendent malade." Hippocrate
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D
Ah on retrouve le beau garçon qui a accompagné Julien Perrot à la découverte des pics ! Mais ce n'est pas à cet égard que je prends son alerte très au sérieux; il n'est d'ailleurs pas le seul. Je pense souvent à l'idée de revenu universel pour laquelle je suis, mais au nouveau mondial...tout individu qui arrive sur la Terre devrait avoir sa part des richesses naturelles et produites; pour cela un revenu de base mensuel me semble approprié...nous en avons parlé au moment de l'élection présidentielle; les opposants m'ont dit "mais certains dépenseront tout et se retrouveront démunis" ! Ben non si le revenu est mensuel; et chacun apprendra vite à gérer; pour cela il faut changer radicalement de système au niveau mondial mais comme je lis ici ...et ailleurs que les vieux modèles vont s'effondrer, s'il faut reconstruire tout le fonctionnement pourquoi ne pas y intégrer cette notion de revenu de base pour tous?
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O
Je m'aperçois avec consternation que toujours distrait je viens de publier mon commentaire sur les bienfaits de la collapsologie sur la page d'hier consacrée à l'Australie et au myosotis, mais trop fainéant pour recommencer.
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P
J'ai beaucoup d'affection pour les collapsologues, j'aime ces notes d'espoir subtilement distillées. Mais bien entendu ce que je préfère c'est le petit frisson provoqué par les catastrophes à venir, comme tout le monde. Ça me met de bonne humeur le matin et ça illumine mes journées comme les tulipes botaniques d' hier. Le fait de lire si souvent ici que tout est foutu ça mithridatise, nous nous habituons en douceur au pire, prévu ou non. On fini même par le souhaiter pour le plaisir d'avoir eu raison. Une très bonne idée donc ces publications pour raffermir notre optimisme parfois hésitant. Encore merci J.Louis pour ces aides si précieuses pour notre moral.
S
Si on ne change rien ou très peu, notre civilisation finira par s'éteindre.
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A
Le dernier paragraphe résume le plus important :<br /> "Je suis aussi persuadé qu’on va vivre une succession de chocs qui vont restructurer nos sociétés de manière assez organique. On va un peu concevoir ces transformations mais surtout les subir. La grande question est de savoir si on arrivera à s’adapter. Quand on soumet l’organisme à des chocs répétés, il se renforce à terme, sauf si les chocs sont trop rapides et trop forts ; dans ce cas, il meurt…"<br /> Adaptons-nous à une autre vision du monde :-)
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E
Avoir de l'humilité est ce qui manque à beaucoup de gens aujourd'hui tant ils sont assoiffés d'argent !<br /> Ce sera donc à mon avis très très difficile de faire changer les états esprits trop axés sur leur nombril.<br /> Bonne semaine
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D
c'est vraiment le texte ad hoc pour casser davantage le moral, merci !!!
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S
Je n'ai pas tout lu parce que c'est long. Il y a toujours des Philippulus (Tintin) qui font leur beurre sur les craintes individuelles et sociales. Peut-être faut-il effectivement une réflexion sur notre place dans l'écologie, d'une part, et d'autre part replacer au centre de la réflexion l'humain, au sens d'humanité. Pouet pouet.
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M
Oui justement là est le noeud du problème : LA GESTION DE L'APRES !!!!<br /> On a trop l'habitude de voir à court terme<br /> Est-il possible qu'on change notre vision ?<br /> Je l'espère !!!
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J
Il nous faut rester humble face à ce que nous vivons actuellement et, surtout, le rester "après"...
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