De la Savoie au Maroc, l’absurde exportation des veaux tarins

Publié le par Jean-Louis Schmitt

Une fois la lactation déclenchée, le veau tarin devient, pour les fabricants de Beaufort, un « boulet » dont il se faut se débarrasser. Au Maroc, par exemple. Une « folie contemporaine » que dénonce l’autrice de cette chronique.

Photo : Flickr/ancoline

Dans les coulisses de la fabrication du Beaufort, fromage savoyard largement apprécié, se reproduit, saison après saison, une situation totalement ubuesque. Parmi les rapports que nous recevons avant le vote à la Région, j’ai ainsi eu la surprise de lire que nous financions la collecte de veaux en zone de montagne. Trois à quatre mille veaux, apparemment abandonnés là chaque année, qu’une coopérative va récupérer à la sortie des alpages l’automne parce que personne ne veut y aller : la valeur marchande de ces veaux ne couvrirait pas les coûts de collecte. Ces veaux sont ensuite expédiés en Tunisie, au Maroc et en Israël pour y être « valorisés », comprenez consommés. Mais que font ces veaux dans les montagnes savoyardes, pourquoi sont-ils expédiés dans ces pays, d’où sort cette absurdité ?

C’est un conte moderne, une de ces folies contemporaines dont j’ai commencé à tenir la liste, à côté des cimetières de vélos en Chine ou de Volkswagen neuves aux États-Unis, des ascenseurs qui parlent ou des courses à pied sur tapis roulant moquetté.

Pour produire du fromage, il faut du lait. Dans le cas du Beaufort, les vaches laitières sont issues de deux espèces : tarine ou abondance. La tarine est originaire de la Tarentaise, d’où son nom. C’est une espèce robuste, adaptée à la montagne et à la vie en alpages. Son lait est aussi utilisé pour le reblochon ou la tomme de Savoie. Mais pour avoir du lait, il faut que la vache ait des veaux. Elle est donc inséminée régulièrement, et donne alors naissance à un petit, qui, une fois la lactation déclenchée, devient un « sous-produit » c’est-à-dire un élément qu’il faut à son tour « valoriser »sous forme de viande.

Pour l’industrie agroalimentaire, le veau tarin est un boulet

Mais le veau tarin présente des spécificités qui, en langage économique, représentent de grosses difficultés : la couleur de sa viande serait inhabituelle, sa carcasse trop petite et sa croissance trop lente. En bref, ce n’est pas un bon sous-produit. Pour l’industrie, c’est un boulet.

 

Donc personne ne veut investir dans ces veaux mal adaptés au marché, qui restent plantés là. Qu’une coopérative va chercher puis garde cinq mois dans des ateliers de sevrage. Et qu’on expédie enfin dans d’autres pays pour y être mangés. Là où, je cite le rapport de la Région, « la couleur de la viande et le poids sont acceptables pour ce marché », sachant qu’« à l’exportation, c’est leur rusticité qui est intéressante (les veaux supportent les sols en béton, la température) ». Passons le fait que ce qui est bon pour les Marocains ne le serait pas pour les consommateurs français, cette dernière phrase est d’un cynisme affligeant au vu des scandales régulièrement pointés sur les conditions de transport dans ces cargos reconvertis en bétaillères marines...

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Une fois la lactation déclenchée, le veau devient un « sous-produit ». Photo : Flickr/Prakhar Amba

Donc pour que nous puissions manger du Beaufort et simplement parce qu’on n’aimerait pas la couleur de leur viande (quand on pense qu’on nous a refourgué sans ciller des lasagnes à la viande de cheval et du veau aux hormones…), chaque année plusieurs milliers de veaux sont expédiés de la Tarentaise à l’autre côté de la Méditerranée.

La France importe 40 % du beurre qu’elle consomme

Un label de circuit-court est en préparation et une réflexion en cours avec la Région, sur trois ans, pour trouver des solutions à cette histoire de fous. Et on ne parle pas là d’élevage industriel… Si même sur une production très locale en AOC (appellation d’origine contrôlée) comme le Beaufort, avec 520 fermes pour un total de 11.000 vaches — sur environ 3,5 millions de vaches laitières en France — qui montent en alpages l’été, on se retrouve pris dans ce type d’absurdité, pardon mais le système est vraiment devenu taré.

De fait, il l’est. Pour rester dans le fromage : la France en exporte beaucoup, et elle y consacre une telle part de son lait qu’elle doit en revanche importer 40 % du beurre consommé dans le pays, 34 % pour la crème et 26 % pour le lait en poudre. Depuis la fin des quotas laitiers en 2015, toute la filière est déréglée. De manière générale les paysans ne s’en sortent pas. La politique agricole commune continue à bénéficier aux plus gros, les pesticides à empoisonner, la viande à être servie à chaque repas… Et tandis que la France importe encore quatre millions de tonnes de tourteaux de soja d’Amérique du Sud, dans les rapports de la Région, à chaque session, on trouve des dispositifs d’incitation pour faire manger de l’herbe aux troupeaux. « Aide pour la gestion optimisée des pâturages », ça s’appelle. C’est l’évidence... Comment a-t-on pu à ce point perdre tout bon sens ?

 

Corinne Morel Darleux* pour Reporterre

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*Corinne Morel Darleux est conseillère régionale Auvergne - Rhône-Alpes

 

 

 

 

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C
L'élevage éthique ou comment considérer l'Être vivant sensible, avant la marchandise, encore un rêve bien lointain..<br /> Le Veau avant d'être pour certains un "sous produit" reste le petit de sa Mère et ces maltraitances en chaîne, ce non respect du Vivant même dans l "AOC" indique à quel niveau d'inhumanité nous en sommes rendus..
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L
pauvres petits veaux sacrifiés :(
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Z
Ce système qui ne vit que sur la culture de la rentabilité se fout du vivant ! <br /> Ni chair animale ni produits laitiers en ce qui me concerne depuis près de 20 ans et pourtant il fut un temps où j'adorais ça , mais je ne digère plus toute cette souffrance ... ah oui, je sais , je suis une terroriste!
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K
Absurde et fou !!!<br /> Pauvres veaux sacrifiés. Pauvres vaches laitières...<br /> Quand je vois les vaches dans les prés, je pense à leur triste sort...<br /> Cela me ramène à mon activité professionnelle.<br /> J'ai travaillé durant 28 ans à l'Office du Lait... Le contact avec les producteurs laitiers était quelquefois émouvant... J'ai eu un jour au tél, un vieux monsieur qui ne savait plus comment faire pour remplir sa déclaration annuelle de lait en vente directe. Il était petit exploitant dans le Val d'Oise. Il avait perdu sa femme. Il ne lui restait qu'une seule vache qui ne lui donnait plus de lait mais à qui il s'était attaché et qui était devenue son animal de compagnie... Il ne voulait surtout pas qu'elle finisse à l'abattoir...
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D
Oui Jacky, nous qui croyions n'avoir à nous battre que contre les élevages industriels...!!! Nous sommes allés plusieurs fois dans le Beaufortin, si belle région, avons caressé les belles Tarines mais, pas racistes, les Abondance également... désormais nous ne verrons plus cette région du même oeil !... Mais si ces veaux vivent le pire puisque partant dans des conditions affreuses en bateau pour un pays qui n'a pas les mêmes lois pour la protection animale que nous (lois bafouées aussi chez nous d'ailleurs) , tous les autres veaux dont le lait de la mère sert à la fabrication du fromage sont très vite sacrifiés, je le savais mais le réalise pleinement aujourd'hui...<br /> Dans les fermes-auberges vosgiennes, où nous aimons voir les vaches venir à la queue leu leu à la traite dans un ordre hiérarchique imposé par elles-mêmes, et gare à celle qui veut doubler, c'est amusant, si on a plaisir à voir des vaches en liberté qui broutent la myrtille et les fleurs sauvages, on nous dit bien que les veaux femelles vont rester à la ferme, et les mâles partit très vite à l'engraissement !!! Pour les mères humaines c'est dur de penser que le veau quitte sa mère si vite, et pour quel destin !<br /> De quoi repenser notre consommation de fromage...aussi !<br /> Les vaches me semblent les plus exploitées dans le monde de l'élevage; on leur prend leur petit, leur lait et quand elles ne sont plus rentables, .....leur viande ! mais sans doute en est-il de même pour les chèvres, les brebis....
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J
C’est vrai que l’absurde n’est jamais loin. Et on en apprend tous les jours. J’aime beaucoup le beaufort. J’avais entendu dire que les français veulent du veau blanc et les italiens du rose donc que nous échangions beaucoup ! Et au Mexique pas de veau blanc, sûrement du broutard. Pourquoi ? Je ne sais pas mais certaines de nos habitudes sont sûrement à modifier.
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D
c'est vrai qu'il y a de quoi se poser des questions, ce que fait bien l'article
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J
C'est absurde en effet ! Mais, y a-t-il encore quelque chose de sensé dans ce système débile qui s'emballe de plus en plus ? Les premières victimes sont naturellement les plus faibles, celles que l'on peut exploiter jusqu'à... ben, jusqu'au bout, jusqu'à la mort ! <br /> Le sort de ces "sous-produit" -quelle dénomination affreuse pour des êtres vivants dotés de sensibilité !- illustre parfaitement le propos mais, au-delà, n'oublions pas tous les autres sacrifiés de ce système où le maître mot est "productivité" ! <br /> Et Mme Lambert (FNSEA) en veut encore plus...
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J
C'est de la folie, et ce n'est pas de l'élevage industriel !
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