L’Alsace dopée aux pesticides
Jeudi, l’APRONA, observatoire de la nappe phréatique, publiera l’état actualisé des eaux souterraines d’Alsace. L’évolution de l’utilisation des pesticides en plaine et dans le vignoble ne présage malheureusement rien de bon.

Photo : Jean-Louis Schmitt
Il en va de l’utilisation des pesticides comme pour la réduction de la part du nucléaire ; un objectif toujours repoussé à plus tard. Le plan Ecophyto 2018 initié en 2008 après le Grenelle de l’Environnement visait la réduction de moitié des quantités de produits phytosanitaires déversés dans l’Hexagone. En 2015, les ventes de pesticides ayant encore augmenté en France, le ministre de l’agriculture avait reporté cet objectif à 2025 en appelant aux bonnes pratiques. Peine perdue, rien ne bouge vraiment, surtout pas en Alsace où les courbes sont toujours orientées à la hausse si l’on en croit les données de la BNV-D (lire ci-dessous) enfin rendues publiques.
Depuis que la loi a obligé les distributeurs de produits phytosanitaires à déclarer leurs ventes annuelles, jamais autant de pesticides n’avaient été vendus en Alsace. Près de 1 200 tonnes d’herbicides, d’insecticides, de parasiticides et de fongicides ont été achetées en 2016 auprès de sociétés dont le siège est en Alsace. Un record depuis 2008, date des premières données officielles. Et rien d’étonnant à ce que le Haut-Rhin tire les chiffres vers le haut : trois des quatre gros distributeurs alsaciens (deux coopératives et deux entreprises privées) sont localisés au sud du Landgraben.
La hausse revue à la baisse par les agriculteurs
Il est certes impossible de comparer une année à une autre tant les conditions météo ou les invasions parasitaires font varier les usages de biocides. Une année humide fera grimper l’épandage de fongicides ; la mouche Suzukii dopera la vente d’insecticides… Mais si de temps en temps, une année clémente permet quelque espoir, la tendance à moyen terme vient doucher l’ambiance. Les moyennes glissantes utilisées pour lisser les aléas sont sans appel : 9 % d’augmentation depuis 2008 en Alsace ! Dans le même temps, la France a réussi à stabiliser les tonnages vendus (-0,5 %) et désigne dès lors les Alsaciens comme gros consommateurs de biocides.
Les données incluent la vente par internet à des utilisateurs en dehors de la région, aux jardiniers amateurs ainsi qu’aux collectivités locales (qui en achètent de moins en moins sous l’effet de la réglementation et du zéro phyto) mais l’essentiel reste à usage agricole. Elles viennent ainsi contredire les chiffres de la Chambre régionale d’agriculture qui annonce à l’inverse une baisse de 5 % des quantités de substance active chez les professionnels de 2011 à 2015.
« Notre analyse se base sur les substances hors cuivre et soufre qui sont utilisés en agriculture bio et dont les quantités augmentent fortement avec notamment les conversions dans le vignoble », explique Alfred Klinghammern, animateur Ecophyto à la Chambre d’agriculture. En quantité, ces deux matières « peuvent représenter jusqu’à 40 % du total selon les années ».

Glyphosate en tête des ventes
Et si l’Alsace se singularise par sa difficulté à limiter plus fortement les produits phytosanitaires « c’est parce que nous sommes une région viticole » dont l’exploitation conventionnelle est gourmande en herbicides et fongicides. La moitié des pesticides vendus en Alsace est constituée de produits destinés à éliminer les champignons parasites, essentiellement dans les vignes
Nul doute que les responsabilités sont partagées à tous les niveaux ; les pucerons sur un rosier génèrent les mêmes réflexes chez le jardinier amateur qu’une chrysomèle chez le maïsiculteur. On en veut pour preuve le fameux glyphosate qui caracole en tête du hit-parade des biocides et dont on sait qu’un quart est acheté par les particuliers. Les collectivités locales en sont déjà interdites d’utilisation et le produit n’est plus en libre-service dans les jardineries mais le désherbant vedette a encore crevé les plafonds en 2016 (116 tonnes contre 98 neuf ans plus tôt). À croire que personne n’a jamais entendu parler de ce cancérogène probable… Mais il est vrai que l’Europe elle-même semble sourde aux avertissements.
Il serait interdit qu’il serait déjà remplacé par un autre herbicide comme l’a fait en son temps le S-metolachlor utilisé pour le maïs et la betterave sucrière dont les quantités ont plus que doublé entre 2008 et 2014 au point d’occuper maintenant durablement la deuxième place du classement.
En tout, ce sont 232 substances dont plusieurs sont suspectées par l’OMS d’être cancérogènes (le prothioconazole un fongicide utilisé en céréales par exemple, + 600 % depuis 2008) qui sont détaillées dans les tableaux alsaciens de la BNV-D. Ces substances se retrouveront immanquablement dans la nappe où elles mettront des années à se dégrader ou disparaître.
La qualité des eaux s’en ressent forcément d’autant que les nouveaux apports se cumulent avec les molécules déjà déversées par le passé. Certains produits ont beau être interdits de vente et d’utilisation depuis des années, on en trouve encore et toujours au fil des analyses. Et au-delà de leur dangerosité avérée ou probable, le cocktail est encore plus toxique tant pour la santé, les sols, l’eau, l’air et la biodiversité.
Simone Wehrung 28/11/2017
Données enfin disponibles
C’est grâce au site d’informations Médiacités de Nantes qui, après plusieurs tentatives infructueuses, a récemment obtenu satisfaction. Il est apparu que les informations de la BNV-D, banque nationale des ventes des distributeurs de produits phytosanitaires, avaient enfin été rendues publiques. Jusque-là, cette base de données instaurée par la loi sur l’eau et les milieux aquatiques pour évaluer le risque et calculer les redevances pour pollutions diffuse était restée hermétiquement fermée au nom du secret industriel et commercial. Il aura fallu une injonction de la CADA (commission d’accès aux documents administratifs) saisie par un militant breton pour que les chiffres des ventes annuelles de pesticides département par département, substance par substance soit mis en ligne (www.eaufrance.fr, jeu de données : pesticides).
Les données sont déclaratives et ne concernent que les quantités vendues sur une année (ce qui ne veut pas forcément dire déversées) mais ce sont sans doute les plus complètes à notre disposition pour évaluer dans le temps l’utilisation des pesticides sur un territoire.
Pour l’instant, les quantités déclarées sont classées sous le département de l’acheteur mais ils le seront bientôt sous celui de l’acheteur, ce qui donnera un tableau bien plus fidèle de la réalité des épandages.
Les consommateurs se rebiffent
La nappe phréatique alimente 80 % des Alsaciens en eau potable. Sa pollution par les pesticides oblige à multiplier les traitements physico-chimiques pour garantir une utilisation sans risque pour la consommation humaine. Problème : l’essentiel des coûts de cette dépollution est supporté par les consommateurs via leur facture d’eau alors que l’agriculture intensive est la principale responsable. À l’initiative de l’association de consommateurs UFC-Que choisir ( www.quechoisir.org ), une pétition circule sous le nom de S eau S pour demander une application stricte du principe pollueur-payeur ainsi qu’une vraie politique de prévention.
La sobriété des fermes DEPHY fait école
Fer de lance du plan Ecophyto de réduction des produits phytosanitaires (50 % en 2025), les fermes DEPHY ouvrent leurs portes, pour convertir de nouveaux agriculteurs aux bonnes pratiques.

L’agriculteur Fabien Metz (au premier plan) avec, à ses côtés les conseillers de la chambre d’agriculture, engagé dans le réseau des fermes DEPHY de réduction des pesticides. Photo : J-C DORN
Le réseau DEPHY compte 360 exploitations volontaires, réparties en 30 groupes d’une dizaine d’agriculteurs chacun. Ces fermes-pilote expérimentent des techniques « économes » en pesticides. En Alsace, six groupes de fermes sont impliqués : deux en grandes cultures, deux en viticulture, deux dans le maraîchage.
À la tête d’une exploitation céréalière (maïs, blé, soja, moutarde) de 120 ha à la Wantzenau, Fabien Metz est un engagé de la première heure. Vendredi, il a partagé son expérience avec une trentaine de collègues, lors des portes ouvertes à la ferme. « Je me suis lancé dans la démarche en 2011 pour réduire les charges de mon exploitation et mon impact sur l’environnement, et faire des produits de qualité. Aujourd’hui, je pulvérise plus souvent mes cultures mais à dose homéopathique avec des quantités très faibles, 10 fois inférieures, le matin, au moment où la plante est réceptive », explique le jeune agriculteur.
Une baisse de 12 % en grandes cultures
Avec quels résultats ? Les nouvelles techniques de traitement plus précises, mieux ciblées, lui ont permis de diminuer ses charges de 5 000 € en matière d’intrants, pesticides + engrais, et d’améliorer son revenu. Le conseiller de la chambre d’agriculture d’Alsace qui l’accompagne évoque une augmentation de 7 000 € de la marge brute pour une surface moyenne de 82 ha. Selon la DRAAF (*), pilote du dispositif, « 70 % des fermes DEPHY en grandes cultures du Grand Est ont réduit leur consommation de produits phytos entre 2010 et 2015, avec une baisse de 12 % de l’indice de fréquence de traitement (l’IFT), qui mesure le progrès accompli. Pour la viticulture, le chiffre est de moins 17 %. »
L’Alsace est plutôt bon élève. « L’utilisation de pesticides, hors cuivre et soufre, par les professionnels (agriculteurs, collectivités, paysagistes) est passée de 570 tonnes en moyenne sur la période 2010-2012, à 518 tonnes sur 2013-2015. Rapportée à la surface cultivée hors prairies, cela représente aujourd’hui 1,9 kilo par an par habitant, alors que la moyenne nationale et de 2,3 », indique Alfred Klinghammer, animateur du dispositif à la chambre d’agriculture du Grand Est.
Fort de ces résultats, le programme DEPHY veut entraîner de nouveaux agriculteurs dans son vertueux sillage. Au plan national, l’objectif est de multiplier par dix le nombre d’exploitations (3 000) engagées dans la démarche. Dans le Grand Est, 44 groupes ont rejoint le réseau depuis 2016.
*Direction Régionale de l’Alimentation, de l’Agriculture et de la Forêt.
I.N. 28/11/2017