Quand la France internait Schweitzer
En septembre 1917, parce qu’ils étaient des Allemands en territoire français, Albert Schweitzer et sa femme Hélène ont dû quitter Lambaréné et l’Afrique pour être internés dans des camps en métropole. Cet internement a duré onze mois. Le futur prix Nobel de la Paix alsacien est resté philosophe : il s’est efforcé de positiver cette expérience.

Jenny Litzelmann, directrice de la Maison Schweitzer de Gunsbach : « Albert Schweitzer ne se plaignait jamais ! » Photo : L’Alsace-Jean-Marc Loos
Dans l’entrée de la Maison Schweitzer, à Gunsbach, une mosaïque rappelle que ce « bienfaiteur de l’humanité » a été fait, en 1955, citoyen d’honneur de la ville de Saint-Rémy-de-Provence. Pourquoi Saint-Rémy ? Parce qu’il a soigné des Saint-Rémois quand il y était interné par la France à la fin de la Première Guerre mondiale. Lorsqu’il a reçu le prix Nobel de la Paix, en 1952, il ne faisait aucun doute pour la France que l’Alsacien Albert Schweitzer était bien français ; mais une quarantaine d’années plus tôt, pour notre pays, ce docteur, pasteur, théologien, musicien et philosophe était à la fois allemand et suspect.
Perçu comme un espion
En mars 1913, Albert Schweitzer et son épouse Hélène, née Bresslau, s’embarquent pour Lambaréné, dans l’actuel Gabon, alors territoire français. En partant exercer la médecine au cœur de l’Afrique noire, l’Alsacien souhaite, rappelle Jenny Litzelmann, directrice de la Maison Schweitzer, contribuer à « réparer les dégâts du colonialisme. » Les autorités françaises ne l’entendent pas ainsi : elles le considèrent plutôt comme un espion à la solde de l’Allemagne…
Dès la déclaration de guerre, début août 1914, Schweitzer, poursuit la directrice, « est placé sous surveillance militaire. Il devait être accompagné quand il se déplaçait. » Cette surveillance l’empêche de revenir en Europe en 1915 pour quêter des fonds pour son hôpital, et l’oblige à s’endetter. Et en septembre 1917, parce qu’Allemand en France, il doit être rapatrié en métropole et interné.
Albert et Hélène, alors âgés de 42 et 38 ans, sont conduits trois semaines dans une caserne près de Bordeaux puis dans un camp installé dans le sanctuaire marial de Notre-Dame-de-Garaison, dans les Hautes-Pyrénées. Ce camp regroupe alors quelque 900 internés. En mars 1918, le couple est transféré à Saint-Rémy-de-Provence. Cet autre camp est installé dans l’hospice où avait séjourné Van Gogh et réservé aux Alsaciens-Lorrains. Auréolé déjà d’une certaine réputation, le docteur est accueilli par des guirlandes accrochées par ses codétenus… Les Schweitzer seront libérés en juillet 1918 dans le cadre d’un échange de prisonniers avec l’Allemagne.
S’ils sont dits de concentration, ces camps ne sont pas comparables à ceux de la Seconde Guerre. Ainsi, le couple a droit à sa chambre. Dans la Maison Schweitzer est conservé le panonceau de bois qui se trouvait devant la leur à Saint-Rémy. C’était la 49, et Madame Schweitzer y était désignée comme « chef de chambre ». Mais ça restait un internement, donc une privation de liberté, longue et injuste, avec une nourriture médiocre, un confort très précaire. « À Garaison, il faisait si froid qu’il y avait du givre sur les murs intérieurs, précise Jenny Litzelmann. Hélène souffrait de la tuberculose, et sa maladie s’est aggravée dans les camps. » Albert a attrapé à Bordeaux une dysenterie qui lui vaudra d’être opéré dès son retour à Strasbourg, en septembre 1918.
Assez naturellement, Schweitzer devient le médecin des internés, voire des habitants des alentours. Quand il soignait les Saint-Rémois, il acceptait en paiement de la nourriture redistribuée à ses compagnons. Dans son autobiographie Ma vie et ma pensée, parue à Leipzig en 1931, l’Alsacien a raconté comment cette position en a fait un observateur privilégié de la population internée et de ses « multiples misères. » Garaison était cosmopolite. « Pour s’instruire au camp, écrit Schweitzer, il n’était pas besoin de consulter des ouvrages. Pour tout ce que l’on désirait apprendre, il se trouvait quelque spécialiste. J’ai largement profité de cette occasion unique. »
On le voit : en cette circonstance comme dans les autres, Schweitzer positive. S’il évoque des misères, il ne les détaille pas. Pour lui, même l’internement est un enrichissement. « Il ne se plaignait jamais !, rappelle Jenny Litzelmann. Et il préférait donner l’exemple plutôt que critiquer. C’était quelqu’un de positif, qui avait la foi. Il acceptait ce qui lui arrivait. » Il n’a pas essayé de se soustraire à cet enfermement et n’en a pas voulu aux États. Dans ses écrits, il a dénoncé le nationalisme plutôt que tel ou tel pays.
Forcément, cette guerre a marqué sa pensée. Gunsbach était proche du front et il connaissait la réalité du conflit par ce que lui en disait son père. C’est dans cette période 14-18, en Afrique et dans les camps, qu’il a travaillé à sa Kulturphilosophie (philosophie de la civilisation). C’est en 1915, en croisant un troupeau d’hippopotames sur un fleuve africain, qu’il eut la révélation de son éthique du « respect de la vie. »
La révélation du « respect de la vie »
Après un bref passage par la Suisse, il retrouve l’Alsace en août 1918. Il effectue alors des tournées en Europe qui lui permettent d’envisager financièrement son retour en Afrique, effectif en 1924. À Strasbourg naît la fille unique d’Hélène et Albert. Ils la baptisent Rhéna. Cet hommage au Rhin est sentimental : c’est au bord de ce fleuve qu’ils se retrouvaient, à vélo, quand ils étaient jeunes amoureux. C’est aussi un manifeste pour l’entente franco-allemande. Comme Albert, Rhéna est née un 14 janvier, lui en 1875, elle en 1919. Cette enfant de la réconciliation a donc été conçue durant la période d’internement.
Hervé de Chalendar (08/10/2017)

Le panonceau de la chambre des Schweitzer à Saint-Rémy.Photo L’Alsace

Photo de groupe des internés à Saint-Rémy-de-Provence. Schweitzer est à droite, debout, de profil avec un chapeau (derrière le monsieur assis croisant les bras). Hélène est assise à côté de lui. Photo Maison Schweitzer Gunsbach

Schweitzer s’entraînant à l’orgue sur une simple table…Photo L’Alsace

La future entrée de la Maison Schweitzer se fera par le jardin. Photo L’Alsace


Hélène et Albert Schweitzer dans le camp de Garaison. Photos Maison Schweitzer Gunsbach
L’aubade tzigane
Dans son autobiographie Ma vie et ma pensée , Schweitzer, sans jamais heurter sa profonde modestie, rend compte de diverses attentions dont il a été l’objet durant son internement, en raison de sa réputation et de sa conduite. Ainsi, à Garaison, parce qu’il était « l’Albert Schweitzer dont parlait Romain Rolland dans son livre Musiciens d’aujourd’hui », un groupe de musiciens tziganes l’a considéré « comme un des leurs ». Et le jour de l’anniversaire d’Hélène, le 25 janvier 1918, celle-ci s’est éveillée, raconte Schweitzer, « aux sons de la valse des Contes d’Hoffmann, enlevée avec brio et prestance… »
Même les directeurs des camps lui voulaient du bien ! Celui de Saint-Rémy lui écrira plus tard en lui donnant du « Mon cher pensionnaire… » Du temps de l’internement, ce cerbère professait avec son accent marseillais : « Rien n’est permis ! Mais il y a des choses qui sont tolérées si vous vous montrez raisonnables… »
À la Maison Schweitzer, des dessins en ombres chinoises racontent trois scènes typiques de la vie du docteur interné : on le voit en train de soigner, de se promener et de s’entraîner à l’orgue en jouant virtuellement sur une table de fortune.
Aristote et le sous-officier français
Dans Ma vie et ma pensée, Schweitzer raconte l’anecdote suivante : « À notre arrivée à Garaison, le sous-officier de service visita nos bagages. Une traduction française de la Politique d’Aristote lui tomba sous la main (je l’avais emportée en vue de mon travail sur la philosophie de la civilisation). ‘‘C’est incroyable !, tonna-t-il. Voilà qu’ils apportent maintenant des ouvrages de politique dans un camp de prisonniers !’’ Je lui fis remarquer timidement que ce livre avait été écrit longtemps avant la naissance de Jésus-Christ. ‘‘Est-ce vrai ? Dis, toi le savant ?’’ demanda-t-il à un soldat qui se trouvait là. Celui-ci confirma ma réponse. ‘‘Alors on faisait déjà de la politique dans ce temps-là ?’’, demanda-t-il encore. Et sur une réponse affirmative : ‘‘Soit, décida-t-il, comme aujourd’hui on en fait sûrement une autre, vous pouvez garder votre livre !’’ »
Les travaux d’extension vont débuter

Vue d’architecte de l’extension de la Maison Schweitzer. Michel Spitz Architecte
En octobre ou novembre prochains devraient débuter à la Maison Schweitzer de Gunsbach (68) d’importants travaux d’extension : ils dureront 14 mois et ajouteront quelque 375 m² à la maison-musée. Ces nouveaux espaces se trouveront à l’arrière du bâtiment actuel. Ils consisteront en une galerie vitrée, qui servira d’accueil, et en des pièces souterraines. Un ascenseur sera accolé à la maison ancienne afin de la rendre accessible aux personnes handicapées.
La maison sera par ailleurs rénovée. Ses pièces, aujourd’hui souvent transformées en archives et bureaux, retrouveront leurs allures et fonctions d’origine.
Ce projet a été élaboré par l’architecte colmarien Michel Spitz. Son budget est de l’ordre de 1,7 million d’euros hors taxe, financés en bonne partie par des subventions et la participation des diverses associations Schweitzer à travers le monde. « Une opération de financement participatif sera aussi menée conjointement avec le musée de Kaysersberg », précise Jenny Litzelmann. À Kaysersberg, la maison natale de Schweitzer a elle aussi lancé un projet de rénovation.
La directrice souhaiterait inaugurer son nouveau musée le 5 avril 2019, soit 90 ans jour pour jour après l’ouverture, en 1929, de cette maison de Gunsbach qui servait en quelque sorte de secrétariat européen pour Lambaréné. L’objectif à terme sera d’attirer quelque 8 000 visiteurs contre 4 000 à 5 000 actuellement.
Pour en savoir plus : www.schweitzer.org
