Infiltré dans un abattoir breton pendant six semaines
Dans « Steak Machine », le journaliste Geoffrey Le Guilcher raconte quarante jours de travail dans un abattoir. Pour lui, les souffrances humaine et animale sont « indissociables ».
« Aller voir si les usines à viande ont enfanté des hommes-monstres. » Voilà la mission que se donne Geoffrey Le Guilcher lorsqu’il se fait embaucher comme intérimaire dans un immense abattoir breton. Une infiltration de quarante jours, durant laquelle le journaliste va tenir le couteau avec ces ouvriers qui assomment, tuent et découpent des bêtes à longueur de journée. Dans Steak Machine, le premier ouvrage des Editions Goutte d’or, il livre le récit d’une immersion dans cette violence quotidienne, attisée par une cadence infernale. Des souffrances animale et humaine qui lui apparaîtront, au final, comme « indissociables ».
Geoffrey Le Guilcher n’est pas le premier à raconter de l’intérieur ces lieux fermés au public, des « boîtes noires » telles que les avait qualifiées le député de la Charente-Maritime Olivier Falorni, président de la commission d’enquête sur le sujet.
Avant lui, Stéphane Geoffroy, « tueur » pendant vingt-six ans à l’abattoir de Liffré (Ille-et-Vilaine), avait déjà témoigné sur sa « plongée dans un univers qui a quelque chose de primitif » (A l’abattoir, Seuil, avril 2016). Les sociologues Séverin Muller et Catherine Rémy étaient eux aussi passés sur la chaîne d’abattage pour décrire la mise à mort des animaux. Enfin, la journaliste du Parisien Bérangère Lepetit avait passé un mois dans la blouse d’une ouvrière du groupe volailler Doux (Un séjour en France, Ed. Plein Jour septembre 2015).
Reste que ces témoignages sont rares, et le regard journalistique précieux. Dans Steak Machine, écrit à la première personne, Geoffrey Le Guilcher, 30 ans, mêle habilement récit de terrain et travail d’investigation et de documentation. Il démontre comment l’industrialisation massive de la production de viande mène au « traitement indigne des hommes qu’elle emploie et des animaux qu’elle abat ».
L’abattoir tue 600 bœufs et 7 500 porcs par jour
En mars 2016, quand germe l’idée de cette enquête, Geoffrey se qualifie de « viandard ». Rien ne lui fait plus plaisir qu’une bavette sauce échalote ou une côte de bœuf saignante au barbecue. Le journaliste, qui collabore avec Mediapart, Le Canard enchaîné ou la revue XXI, s’interroge en visionnant les vidéos de l’association L214 sur des cas de maltraitance animale dans des abattoirs : qui sont ces hommes qui tuent les bêtes à la chaîne ? Comment le vivent-ils ? Méritent-ils la haine publique ?
Pour se faire embaucher, Geoffrey modifie son identité : il se fait appeler Albert – son second prénom –, se tond les cheveux, troque ses lunettes pour des lentilles et s’invente un père éleveur de moutons.
L’abattoir qui le prend à l’essai, rebaptisé Mercure – pour éviter les poursuites et protéger ses collègues –, tue 600 bœufs et 7 500 porcs par jour, soit 2 millions d’animaux par an. Trois mille ouvriers y travaillent, à la tuerie, à l’assommage ou à l’accrochage. « Albert », lui, est affecté au parage des bovins. Juché sur une nacelle à trois mètres de hauteur, huit heures par jour, il ôte les graisses d’une carcasse décapitée et coupée en deux. Et ce, à raison de 55 à 60 vaches à l’heure, soit des milliers de fois le même geste dans la journée. Le bruit de la chaîne est assourdissant et la chaleur oppressante.
Très vite, son corps souffre. Les cervicales et le dos sont douloureux, les doigts bloqués. Les crampes se multiplient, les tendinites ne sont pas loin, malgré les échauffements, les pommades et les compresses thermiques. Un ouvrier, Kévin, confie sa théorie de la douleur permanente : « Personne ne peut éviter d’avoir mal, il faut apprivoiser la douleur, tel est le secret du job. » Selon un autre salarié, Mercure compte au moins un accident par semaine (le plus souvent bénin). Les maladies professionnelles et les troubles musculo-squelettiques sont pléthore : hernies discales, sciatiques, syndromes du canal carpien. La majorité des ouvriers, dont certains « ne peuvent plus rester assis ni debout », se considèrent comme « foutus ».
L’abattoir a réalisé des aménagements pour limiter la dureté du travail, mais ils sont insuffisants. Malgré le robot affûteur, acheté 180 000 euros, les couteaux restent mal aiguisés, obligeant les salariés à forcer pour couper. Surtout, l’entreprise ne reconnaît pas toujours les maladies professionnelles pour payer moins de cotisations sociales.
La drogue est souvent nécessaire
Pour surmonter cette souffrance physique et psychologique, la drogue est souvent nécessaire. Nombre d’ouvriers tournent à la bière, au whisky, aux joints, mais aussi au LSD ou à la cocaïne. « Si tu bois pas, que tu fumes pas, que tu te drogues pas, tu tiens pas à Mercure, tu craques », assure Kévin, un ouvrier.
Geoffrey Le Guilcher raconte alors les soirées à picoler jusqu’à 7 heures du matin avant de prendre son service, le joint dès le matin ou les barbecues bien arrosés. Ce milieu, très masculin, compte beaucoup d’intérimaires. L’abattoir embauche en continu, quel que soit le niveau d’études, et les salaires ne sont pas mauvais. Jeanne, 56 ans, qui travaille à Mercure depuis quinze ans, gagne 1 580 euros par mois, auxquels il faut ajouter un treizième mois et l’intéressement.
Si Geoffrey Le Guilcher a cherché à comprendre la souffrance des hommes, il n’a pas pour autant délaissé celle des animaux. Pendant six semaines, il tente d’aller de l’autre côté du « mur », celui construit autour de l’atelier de la « tuerie » pour ôter à la vue de tous la saignée et éviter des vidéos en caméra cachée, à l’image de celles de l’association L214. Seuls les salariés pénètrent dans cet « antre sacré ». Avant de réussir à y entrer quelques minutes, Geoffrey parvient à parler avec certains « tueurs », qui étourdissent ou donnent la mort à l’animal.
Ces hommes, qualifiant leur poste de « dangereux » et de « stressant », confient qu’avec les cadences les animaux ne sont pas toujours inconscients lorsqu’ils sont tués, comme le prévoit la loi. Parfois, des bêtes se réveillent d’entre les morts ou s’échappent sur la chaîne. Le risque de dévoiler ces scènes, selon un ouvrier : « Que les Parigots arrêtent de manger de la viande ! » « L’occultation totale du sort réservé aux animaux est le pilier de la consommation de masse de viande », confirme l’auteur.
Après cette expérience « d’immersion totale », Geoffrey choisit de démissionner, ne parvenant plus à assumer sa double identité. « J’étais devenu pote avec certains ouvriers et, alors que je leur mentais sur mon identité, mon malaise ne cessait de grandir », explique-t-il. Le journaliste, devenu flexitarien – il ne consomme que peu de viande – en est aujourd’hui convaincu : « Tant que la cadence sera absurde pour les hommes, il n’y aura pas de viande propre. » Son livre se dévore d’une traite, mais attention, il laisse un arrière-goût amer.
LE MONDE/Audrey Garric (31.01.2017)
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