Si nous ne changeons pas nos modes de vie, nous subirons des monstres autrement plus violents que ce coronavirus

Publié le par Jean-Louis Schmitt

Jean-François Guégan, directeur de recherche à lʼInrae, travaille sur les relations entre santé et environnement. Dans un entretien au « Monde », il estime que lépidémie de Covid-19 doit nous obliger à repenser notre relation au monde vivant.

« Il est temps den finir avec cette distinction entre sciences majeures et mineures, pour reconstruire une pensée scientifique adaptée aux nouveaux enjeux » Jean-François Guégan. Photo : David Richard

 David Richard/Transit pour L'Express

Entretien. Ancien membre du Haut Conseil de la santé publique (HCSP), Jean-François Guégan a fait partie du comité dexperts qui a conseillé la ministre de la santé Roselyne Bachelot lors de lépidémie de grippe A (H1N1), en 2009. Directeur de recherche à linstitut national de recherche pour lagriculture, lalimentation et lenvironnement (Inrae) et professeur à lEcole des hautes études en santé publique, il estime que lépidémie de Covid-19 doit nous obliger à repenser notre relation aux systèmes naturels, car lémergence de nouvelles maladies infectieuses est étroitement liée à limpact des sociétés humaines sur lenvironnement et la biodiversité.

Vous avez fait partie des experts qui ont conseillé dacheter des masques et des vaccins en grand nombre lors de la pandémie provoquée par le virus H1N1. Comment analysez-vous la situation en France, dix ans plus tard ?

Comme beaucoup de mes collègues, J’ai été très surpris de létat dimpréparation de la France à lépidémie de Covid-19. Les expériences passées avaient pourtant mis en évidence la nécessité danticiper et de préparer larrivée de pandémies. Au sein du HCSP, nous avions préconisé lachat des fameux vaccins, mais aussi la constitution dune réserve de près de 1 milliard de masques, pour protéger la population française en cas de risque majeur, à renouveler régulièrement car ils se périment vite. Nous avions alors réussi à sensibiliser les décideurs de plusieurs ministères sur cette nécessaire anticipation. Je pensais que nous étions prêts. Au ministère de la santé, Xavier Bertrand a reconduit lachat des masques, mais, ensuite, il y a eu un changement de stratégie. Il semble que léconométrie ait prévalu sur la santé publique.

Comment expliquer cette difficulté à cultiver, sur le long terme, une approche préventive ?

Les départements affectés aux maladies infectieuses ont été, ces dernières années, désinvestis, car beaucoup, y compris dans le milieu médical, estimaient que ces maladies étaient vaincues. Et cest vrai que le nombre de décès qu’elles occasionnent a diminué dans les sociétés développées. En revanche, elles sont toujours responsables de plus de 40 % des décès dans les pays les plus démunis, et on observe aussi une augmentation de la fréquence des épidémies ces trente dernières années.

Nous navons cessé dalerter sur leur retour en force depuis quinze ans, sans succès. On a vu les crédits attribués à la médecine tropicale seffondrer, des connaissances se perdre, faute dêtre enseignées, même si elles perdurent encore chez les médecins du service de santé des armées, dans les services dinfectiologie et les grandes ONG humanitaires.

Quelle est la place de la santé publique dans la culture médicale en France ?

La médecine, en France, a toujours privilégié lapproche curative. On laisse le feu partir, et on essaie ensuite de léteindre à coups de vaccins. De fait, il existe aujourdhui une hiérarchie entre les différentes disciplines : certaines sont considérées comme majeures, parce que personnalisées, technologiques, curatives. CES le cas, par exemple, de la médecine nucléaire ou de la cardiologie. Dautres sont délaissées, comme la santé publique et linfectiologie, discipline de terrain et de connaissances des populations.

Que sait-on aujourdʼhui des interactions entre environnement et santé, et en particulier du rôle de la biodiversité dans la survenue de nouvelles épidémies ?

Depuis les débuts de notre civilisation, lorigine des agents infectieux na pas varié. Les premières contagions sont apparues au néolithique, vers 10 000 à 8 000 av. J.-C., en Mésopotamie inférieure – aujourdhui lIrak , lorsquon a construit des villes dont les plus grandes pouvaient atteindre vingt mille habitants. On a ainsi offert de nouveaux habitats aux animaux commensaux de lʼhomme, ceux qui partagent sa nourriture, comme les arthropodes, les mouches, les cafards, les rats, qui peuvent lui transmettre des agents.

Pour nourrir les habitants des villes, il a fallu aussi développer lagriculture et lélevage en capturant des animaux sauvages, créant ainsi les conditions de proximité pour le passage vers l’humain de virus et de bactéries présents chez ces animaux ou abrités dans les sols ou les plantes et leurs systèmes racinaires. Les bactéries responsables du tétanos, de la tuberculose ou de la lèpre sont originaires du sol.

La déforestation est mise en cause dans laugmentation du nombre de maladies infectieuses émergentes ces dernières années. De quelle façon ?

Sa pratique massive a amplifié le phénomène depuis cinquante ans, en particulier dans les zones intertropicales, au Brésil, en Indonésie ou en Afrique centrale pour la plantation du palmier à huile ou du soja. Elle met l’humain directement en contact avec des systèmes naturels jusque-là peu accessibles, riches dagents microbiens.

Ainsi, le virus du sida le plus distribué, VIH-1, est issu dun rétrovirus naturellement présent chez le chimpanzé en Afrique centrale. Le virus Nipah, responsable dencéphalites en Malaisie, en 1998, a pour hôte naturel une espèce de chauve-souris frugivore qui vit habituellement dans les forêts dIndonésie. La déforestation dans cette région a entraîné son déplacement vers la Malaisie, puis le Bangladesh, où les chauves- souris se sont approchées des villages pour se nourrir dans les vergers. Des porcs ont joué le rôle de réacteurs et contribué à lamplification du virus.

Il ne fait aucun doute quen supprimant les forêts primaires nous sommes en train de débusquer des monstres puissants, douvrir une boîte de Pandore qui a toujours existé, mais qui laisse aujourdhui séchapper un fluide en micro-organismes encore plus volumineux.

Depuis trente ans, lurbanisation sétend aux régions intertropicales. Quel rôle joue-t-elle dans cette transmission ?

Dans ces régions, une vingtaine de villes comptent désormais plus de 7 millions habitants, qui accumulent à la fois richesse et extrême pauvreté, avec une population très sensible aux infections. Le scénario du néolithique se reproduit, mais de manière amplifiée par la biodiversité tropicale.

Lagriculture qui sy organise dans les zones périurbaines favorise la création de gîtes pour les micro-organismes présents dans leau, comme les bactéries responsables du choléra, ou les moustiques, vecteurs de paludisme. Des élevages de poulets ou de porcs y jouxtent les grands domaines forestiers tropicaux. Il suffit de faire une cartographie de Manaus [Brésil] ou de Bangkok pour visualiser comment ces pratiques favorisent les ponts entre des mondes hier bien séparés.

Peut-on dire que la pandémie de Covid-19 est liée à des phénomènes de même nature ?

Les origines du virus sont discutées, il faut rester prudent. Les scientifiques saccordent néanmoins sur une transmission de lanimal à humain. Dans sa composition moléculaire, le coronavirus responsable du Covid-19 ressemble en partie à un virus présent chez les chauves- souris du groupe des rhinolophes, et en partie à un virus qui circule chez une espèce de pangolin dʼAsie du Sud-Est.

Si le coronavirus a été transmis par la chauve-souris, il est possible que la déforestation intensive soit en cause. Si le scénario du pangolin est  ressources forestières menacées. En Chine, le pangolin est un mets de choix, et on utilise aussi ses écailles et ses os pour la pharmacopée. La nette diminution des rhinocéros en Afrique a peut-être joué un rôle, avec un report sur le pangolin à un moment où limportation en Chine de cornes de rhinocéros est rendue plus difficile.

Certains sont tentés de supprimer les animaux soupçonnés dêtre les réservoirs du virus

Cette hypothèse nest ni réaliste ni souhaitable. Et d’ailleurs a-t-on vraiment envie de vivre dans ce monde-là ? De tout temps, les épidémies ont suscité des boucs émissaires. Les chauves-souris sont également accusées dêtre les réservoirs dEbola une théorie qui nest pour lʼheure  as démontrée – et souvent associées dans les imaginaires à une représentation diabolique. On oublie au passage quil sagit danimaux extrêmement utiles pour la pollinisation de très nombreuses plantes, ou comme prédateurs dinsectes.

Noublions pas non plus que la vie sur Terre est organisée autour des micro-organismes. Cette biodiversité est par exemple essentielle chez l’humain pour le développement du microbiome intestinal, cest-à-dire lensemble des bactéries abritées dans notre système digestif, qui détermine dans les premiers âges de la vie notre système immunitaire.

Peut-on faire un lien direct entre laugmentation des épidémies et la crise climatique ?

Cest un paramètre sur lequel on manque darguments. Les crises environnementales dans leur ensemble provoquent des phénomènes non linéaires, en cascade, des successions dévènements que lon ne peut pas appréhender par la voie expérimentale. On peut réaliser des expériences en mésocosme, cest-à-dire dans des lieux confinés où lon fait varier les paramètres – sol, hygrométrie, température. Mais dautres variables, telles que la pauvreté, la nutrition ou les mouvements de personnes, ne sont pas considérées par ces études, alors quelles peuvent jouer un rôle très important dans la transmission des infections. Quoi quil en soit, le changement climatique viendra exacerber des situations déjà existantes.

Une approche pluridisciplinaire est donc indispensable pour comprendre les épidémies ?

Lapproche cartésienne pour démontrer les relations de cause à effet nest plus adaptée face à ces nouvelles menaces. Toutes les problématiques planétaires nécessitent de développer des recherches intégratives et transversales, qui doivent prendre en compte les sciences humaines, lanthropologie, la sociologie, les sciences politiques, léconomie

Il est possible de développer des analyses de scénarios, ainsi que des analyses statistiques. Or, ces approches sont souvent déconsidérées au profit des sciences expérimentales. Dun point de vue épistémologique, il est temps den finir avec cette distinction entre sciences majeures et mineures, pour reconstruire une pensée scientifique adaptée aux nouveaux enjeux. Cela demande que chaque discipline se mette à lécoute des autres. Mais ce nest pas le plus facile !

Faut-il envisager la permanence dun risque pandémique ?

Nous sommes à lère des syndémies (de « syn » qui veut dire « avec »), cest-à-dire des épidémies qui franchissent les barrières des espèces, et circulent chez lhumain, lanimal ou le végétal. Si elles ont des étiologies différentes (des virus de familles différentes par exemple), elles ont quasiment toutes les mêmes causes principales. Cette épidémie est terrible, mais dautres, demain, pourraient être bien plus létales. Il sagit dun coup de semonce qui peut être une chance si nous savons réagir. En revanche, si nous ne changeons pas nos modes de vie et nos organisations, nous subirons de nouveaux épisodes, avec des monstres autrement plus violents que ce coronavirus.

Comment faire pour se protéger ?

On ne réglera pas le problème sans en traiter la cause, cest-à-dire les perturbations que notre monde globalisé exerce sur les environnements naturels et la diversité biologique. Nous avons lancé un boomerang qui est en train de nous revenir en pleine face. Il nous faut repenser nos façons dhabiter lespace, de concevoir les villes, de produire et déchanger les biens vitaux.

Lhumain est un omnivore devenu un superprédateur, dégradant chaque année léquivalent de la moitié de lUnion européenne de terres cultivables. Pour lutter contre les épidémies, les changements nécessaires sont civilisationnels.

Comme dans la symbolique du yin et du yang, nous devons accepter la double nature de ce qui nous entoure. Il nous faut complètement repenser notre relation au monde vivant, aux écosystèmes naturels et à leur diversité biologique, à la fois garants des grands équilibres et source de nombreux dangers. La balle nest plus dans le camp des chercheurs qui alertent depuis vingt ans, mais dans celui des politiques.

Propos recueillis par Claire Legros/Le Monde (17 avril 2020)

 

 

 

 

 

 

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Publié dans Point de vue

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K
Difficile de rester optimiste...
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Z
Quand on voit la ruée vers le PQ et celle au Mac Do, sans parler des lobbys , Médef et autres actionnaires qui voudront refaire leurs profits d'avant: il est permis d'être résolument pessimiste !
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N
Je n'en reviens pas des kilomètres de file d'attente pendant des heures pour bouffer du McDo...Folie humaine qui va à sa perte de plus en plus proche...
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G
Et pendant que d'aucun utilisent leur cerveau.. d'autres, et bien nombreux... filent s'avaler de la m...au Macdo...
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J
Des propos pleins de bon sens ! Mais, qu'en fera la population "après" ?<br /> Notre civilisation ne pense hélas qu'à "consommer"... de la m... en plus ! <br /> Un exemple éloquent : lundi, lors de la réouverture d'un MacDo, il y avait des bouchons et 3 heures d'attente... <br /> Que peut-on attendre d'une telle population ?
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